Des ministres de la propagande inspirant les dictateurs aux spin doctors qui oeuvrent dans les coulisses des campagnes électorales, l’histoire nous a habitués à considérer l’opinion publique comme une matière particulièrement malléable et manipulable. Cette thèse de la fabrique du consentement a été théorisée dans l’article célèbre de Pierre Bourdieu paru en 1973 dans la revue Les Temps modernes, « L’opinion publique n’existe pas ». Dans cette longue note méthodologique consacrée à l’usage des sondages d’opinion, le sociologue rappelle que les instituts et les médias ont tendance à imposer ou à pousser des problématiques par le seul fait de poser certaines questions et de publiciser les réponses des Français. Les élites imposeraient un agenda à la population afin de fabriquer une majorité électorale qui leur sera favorable. Ce constat est-il encore valide à l’ère de l’invasion des fake news et alors que les émetteurs institutionnels perdent leur monopole sur la mise en circulation des messages ?

En dépit du pouvoir persistant des médias, la thèse de la fabrique de l’opinion mérite d’être réévaluée à une époque où chacun peut lancer une chaîne Youtube, ouvrir un compte Twitter, poster des messages sur un forum et s’adresser à des millions d’internautes. Né des entrailles du web américain, le mouvement QAnon et son succès illustrent ce nouveau partage du travail médiatique entre émetteurs traditionnels et simples citoyens. Tour à tour qualifié de secte religieuse, de plateforme de récits paranoïaques ou de jeu multi-joueur en ligne, QAnon est un corpus de notes, de vidéos et d’images qui forment l’équivalent d’une mythologie contemporaine au service d’un récit délirant, selon lequel les élites politiques et économiques enlèvent des enfants et s’adonnent à des rites sataniques et pédophiles.

Se demander qui se cache derrière le mystérieux « Q » à l’origine des messages cryptés attendus avec ferveur par ses partisans serait une manière très XXème siècle de poser le débat. QAnon est un réseau d’émetteurs épars, une hydre à plusieurs têtes dont le point nodal restera, selon toute vraisemblance, indétectable. Le mouvement de la base, anonyme et réticulaire, est devenu prépondérant. Leaders politiques et médias dominants ne disparaissent pas pour autant de l’équation ; ils deviennent des partenaires de jeu et non plus des sorciers omnipotents dans la construction l’opinion. Leur rôle est de participer à la boucle de feedback qui fait de QAnon un mouvement auto-référentiel. Ainsi, lorsque Donald Trump tweete ou commente sur une chaîne de télé qui lui est acquise un fait d’actualité en insérant une référence discrète à QAnon, le mouvement en ressort galvanisé. L’ancien président américain doublement empêché au cours de son mandat conserve le pouvoir de valider des croyances qui ont été produites sous son règne, dans un contexte de défiance et de peur qu’il a contribué à installer. La boucle infernale est bouclée, laissant experts et observateurs perplexes sinon démunis. Au XXIème siècle, non seulement l’opinion publique n’existe toujours pas, mais on comprend de moins en moins selon quels mécanismes elle se construit.

Thierry Germain et Jean-Laurent Cassely