« Il a besoin de se faire soigner ». La formule finit par paraître presque familière. Et pourtant, une fois n’est pas coutume, il ne s’agit pas là de Covid-19… mais des termes employés par Recep Tayyip Erdogan en octobre dernier, au moment de l’annonce du projet de loi sur la lutte contre les séparatismes, pour inviter Emmanuel Macron à aller passer des examens de santé mentale. Après tout, on est tous le fou d’un autre… et vice versa.

Mais alors que les Etats-Unis viennent de dire « bye bye » à leur narcissique, mythomane et mégalomaniaque de Président à houppette orange*, et tandis que le peuple brésilien, de la gauche à la droite, proteste désormais en masse contre le sien, arguant de son absence totale d’empathie dans sa gestion des affaires courantes (et pandémiques), une question se pose :

N’y a-t-il que nos dirigeants qui sont malades en ce moment ?

De l’autre côté de l’Atlantique, le ver est manifestement dans le fruit, et le grain de folie se répand. Près de 74 millions d’électeurs américains souffrent déjà d’ipsédixitisme, ce néologisme inventé par Jeremy Bentham, dont Etienne Klein rappelait récemment la définition dans son tract sur Le goût du vrai : « dès lors que le maître lui-même l’a dit (ipse dixit), alors on ne discute pas ». Des centaines de milliers d’entre eux crient à l’élection truquée. Et la lutte inachevée le 20 janvier de Trump contre les pédophiles cannibales de l’« État profond » a laissé désemparés les cas les plus sévères, des millions de « QAnon »… Rappelons à ce sujet qu’en France, en 1750, courait déjà un bruit similaire : une foule accuse le roi Louis XV d’être à l’origine d’enlèvements pour prendre des bains de sang d’enfants, comme le roi Hérode, et lynche des représentants de la police à Paris. Autres temps… autres mœurs ? Mêmes conséquences ?

Fin du flashback. Retour en France. Aujourd’hui. Allons-nous bien ? Quand une part de la population, à l’automne dernier, a les mains en l’air face au « Hold-up », le doute gagne… quant à la santé mentale du pays. En effet, que devient la vérité quand chacun commence à asséner la sienne ?

La démarcation entre le fait et l’opinion s’estompe toujours plus.

Ce n’est pas tant « l’obsession du complot » que dénonçait Umberto Ecco (parmi les 14 moyens de Reconnaître le fascisme dans son brillant essai du même nom édité en 1995) qui est le plus problématique, que cet état devenant constant de remise en question systématique des faits. Un état de post-vérité que l’on trouvait déjà dans 1984 d’Orwell (on n’a jamais vu autant de rééditions en librairie ces dernières semaines… un signe des temps !) ou décrit par Hannah Arendt : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. » Sauf que, désormais, cette confusion n’est plus portée et entretenue par l’Etat « totalitarisant », mais par tous.

Bref, nous perdons pied…

A force d’entendre des remises en question de vérités que l’on tenait pour certaines, qu’on le veuille ou non, le doute s’instille et le tournis s’installe… un peu comme dans ces films américains où le « twist ending » nous révèle à la fin qu’on a été bernés tout le long, parce qu’un changement de référentiel nous fait voir les faits différemment.

Ce tournis pourrait être passager… s’il ne venait s’ajouter à l’état de lassitude mentale profonde qu’impriment sur nous les circonstances de cloisonnement répétées _et dont témoignent les études de plus en plus alarmantes sur les dégâts psychologiques des couvre-feux et confinements successifs : près d’un quart de la population est aujourd’hui en état dépressif, et les adolescents et étudiants ont des pensées suicidaires. Ce tournis s’ajoute aussi à une folle toile de fond qui se rappelle à nous en info continue : un obsédant cataclysme environnemental à venir, un virus schizophrène qui déploie des variants aux nationalités diverses et, par touches, des attentats conduits par d’autres déments, psychotiques pour leur part. Une impression de plus en plus partagée naît : le sentiment de devenir fous.

Est-ce dans ce type d’état mental collectif instable que surviennent les grands bouleversements historiques ? Sommes-nous à ce moment où tout frémit et où l’on sait qu’une étincelle, dans un monde dominé par la folie, prend toujours plus facilement ?

« Mais je ne veux pas fréquenter des fous », fit observer Alice.

« Vous ne pouvez pas vous en défendre », lui répondit le Chat du Cheshire, « tout le monde est fou ici. Je suis fou, vous êtes folle. »

« Comment savez-vous que je suis folle ? », dit Alice.

« Vous devez l’être », dit le Chat, « sans cela, vous ne seriez pas venue ici ».

Et vous, comment ça va ?

 

Sacha CONKIC

 

* Traits psychopathologiques et troubles de la personnalité largement suspectés chez D. Trump par nombre de psychiatres, malgré la fameuse règle de Goldwater qui leur interdit de donner un avis sur un sujet qu’ils n’ont pas examiné en personne, comme le rapportait en 2017 La revue médicale Suisse.