Sur l’un des premiers globes terrestres de l’histoire de l’Humanité – le Globe Lenox, daté de 1510 – apparaît cette étrange formule : “Hic sunt dracones” (littéralement, en latin, “ici sont les dragons”). Depuis l’Antiquité, la cartographie peuple ainsi de dragons et autres créatures monstrueuses l’au-delà du monde connu – le fameux oekoumène grec. Dans la culture grecque, l’oekoumène est tout autant un concept spatial qu’anthropologique : il désigne l’espace policé et civilisé de la communauté humaine : au-delà figure sa “part maudite”, propice aux spéculations, à l’imaginaire et au trouble identitaire.

 Si la cartographie contemporaine ne laisse désormais guère de place aux projections oniriques – ou cauchemardesques – notre géographie mentale continue d’entretenir ce rapport de fascination/répulsion à l’égard de ce qui résiste à la norme, la déborde ou la fait vaciller – et nous fait vaciller dans le même mouvement. En témoigne notamment notre obsession pour le “fait-divers”.

Issu du mot latin “varia” signifiant “choses diverses”, le fait divers est, par essence, inclassable. Précisément parce qu’il ne peut être ramené à aucune catégorie, il appartient à cette “carte de l’inexplicable contemporain”, pour reprendre la belle formule de Roland Barthes. Bien souvent, il est une “Affaire”, adossée à un nom, faute de pouvoir être ramené à une norme connue. On parle de “l’Affaire Grégory”, comme on (re)parle désormais partout de “l’Affaire Thomassin”, suite à la parution, le 11 février 2021, du dernier livre de la journaliste et écrivaine Florence Aubenas, L’Inconnu de la Poste.

“Les méchants, c’est pas nous”

Le fait divers fait vendre, d’autant plus vendre lorsque la résolution finale de l’énigme est infiniment déplacée dans le temps – comme c’est le cas dans l’Affaire Thomassin. Car la collectivité a besoin d’une résolution de l’intrigue, sans quoi les frontières entre l’oekoumène et l’espace où évoluent les monstres deviendrait dangereusement poreuses. Le monde doit rester binaire. Et ses limites intangibles. “Les méchants c’est pas nous”, comme dans la chanson de Renaud. Alors, comme l’écrit Roland Barthes, “chacun colmate fébrilement la brèche causale, s’emploie à faire cesser une frustration et une angoisse.”

Rares sont ceux qui ont le courage d’affronter le monstre ou, pire encore, de se confronter à la possibilité d’une humanité du monstre et donc, in fine, d’une potentielle proximité difficile à supporter. La littérature est souvent le lieu de cette confrontation. Dans l’œuvre semi-autobiographique d’Emmanuel Carrère, les dragons sont partout. En se plongeant dans “l’Affaire” Romand pour l’Adversaire, l’écrivain renoue en quelque sorte avec une ancestrale catharsis. Que l’on songe à Ulysse, dont le voyage de retour à Ithaque est tout autant géographique qu’initiaque : innombrables sont les monstres et les espaces mentaux liminaires auxquels le héros de l’Odyssée devra se confronter avant de redevenir lui-même. Jean-Claude Romand est cette figure de l’altérité fondamentale, il est LE monstre contemporain qu’Emmanuel Carrère a choisi pour se confronter à sa “part maudite”.

Du fait “divers” au fait “politique”

Dans le meilleur des cas, le fait divers a ainsi une vocation thérapeutique, il devient le lieu d’une “élucidation intime”, selon la formule de Laurent Demanze, professeur de lettres modernes à l’université Grenoble Alpes. Dans le pire des cas, ce temps de l’analyse ne nous est pas offert :  le fait divers perd son caractère “extra-ordinaire” pour être immédiatement récupéré et associé à une grille de lecture qui lui est pourtant fondamentalement exogène. On bascule alors du fait “divers” au fait “politique”.

Tous les Français connaissent le célèbre adage ayant accompagné le quinquennat de Nicolas Sarkozy : “un fait-divers, une loi”. “Août 2007, un enfant de 5 ans est enlevé par un pédophile. Une loi sur l’enfermement des criminels sexuels. Septembre 2009, nouveau meurtre d’une joggeuse. Nouveau projet de loi sur la récidive” énumère le journaliste Hubert Huertas, sur France Culture, le 22 Novembre 2011, avant de dénoncer “une gestion démagogue du drame individuel” et une politique malsaine de “l’émotion immédiate” servant à légitimer la dérive sécuritaire du Président. Le temps du fait divers devient alors un temps de la “diversion”, selon la formule de Pierre Bourdieu, “il écarte les informations pertinentes que devrait posséder le citoyen pour exercer ses droits démocratiques.”

Les mêmes critiques ont accompagné, le 5 février 2021, l’annonce du lancement par le quotidien Le Figaro d’un pôle spécialement dédié au traitement des faits divers. En interne, des journalistes dénoncent “la volonté d’entretenir une psychose sécuritaire”, à 18 mois des élections présidentielles : “Le problème n’est pas tant de vouloir traiter des faits divers que de choisir des faits divers orientés, politiquement marqués” (…) “Ces sujets-là, c’est vraiment “La France a peur””.

Plutôt que de s’engluer dans le temps court de l’effroi, de rester prisonnier d’une sidération qui nous impuissante et nous soumet à toutes les manipulations possibles, pourquoi ne pas tenter un “pas de côté” ? Celui initié par Ulysse, prolongé par Emmanuel Carrère. N’est-il pas temps, pour nous aussi, d’affronter notre “part maudite”, particulièrement durant cette période de crise qui rabat toutes les cartes du ”normal” et du “pathologique” ? Notre ruée collective sur la nouvelle série d’Arte, “En thérapie”, apparaît ainsi comme le formidable symptôme de ce besoin d’appréhender sur le temps long de l’analyse les espaces liminaires de notre psyché apparus à la faveur de ces circonstances extra-ordinaires. Au risque de croiser quelques dragons au passage… Alors, haut les cœurs, et tous en thérapie !

Elena SCAPPATICCI