« D’abord on a des principes, ensuite on a des enfants ». Cette antienne maternelle me revient en mémoire alors que nombre de mes ami.es, pourtant ardents défenseur.es de « l’école de la République », mettent leurs enfants dans le privé, contraints comme nombre de parisiens de franchir le périphérique pour avoir un logement pouvant accueillir les enfants. Le Covid a évidemment accéléré le mouvement puisqu’on estime que 12 000 parisiens ont quitté la capitale l’an dernier et il n’est pas dit qu’ils aient mis leurs enfants dans les écoles publiques du coin.

Ça n’était pas prévu, pas intentionnel, pas une volonté.

Oui mais voilà. Trop d’absences liées aux non remplacements rapides, trop d’organisation kafkaïenne mettant les formations des profs sur leurs horaires de cours, trop de fermetures pour grèves aussi, pour lutter légitimement contre des conditions de travail qui se dégradent, confère les deux motifs précédents… Le serpent de l’école publique se mord la queue et le match public/privé devient chaque année plus inéquitable. Ajoutez à cela toutes celles et ceux qui contournent la carte scolaire, celles et ceux qui gentrifient des quartiers populaires en achetant de grands lofts ou maisons, mais refusent de scolariser leur progéniture à l’école du quartier. Sans compter toutes celles et ceux qui pensent que les profs de l’école publique ne reconnaissent pas le génie de leur progéniture, immanquablement « haut potentiel », « précoce », « zèbre » et autres profils « différents ». Je ne nie évidemment pas que ce type d’élève existe, mais un certain nombre de génies incompris sont avant tout des cossards reconnus… Elle a bon dos, la vilaine école publique.

« Paradoxalement, on retrouve parfois plus de mixité sociale dans le privé »

Dernier problème et non des moindres, ces phénomènes d’esquives sont si forts, si puissants, que paradoxalement, on retrouve parfois plus de mixité sociale dans le privé… Toutes celles et ceux qui investissent dans l’éducation de leurs enfants, qui ont les codes, les réseaux, ne jouent plus le jeu et ne reste à l’école publique que les ultras militants ou celles et ceux qui n’ont pas les codes (migrants primo arrivants notamment). Le film La lutte des classes, en 2018 avec Edouard Baer et Leïla Bekthi montre cela sans manichéisme. Dur d’être le seul bobo à rester dans une école publique désertée par tous les autres membres d’une même classe sociale, et ce de plus en plus tôt. Nombre de parents n’attendent plus le collège mais préfèrent le repli sur une communauté de semblables dès la primaire.

Avec les mêmes subsides publics, les mêmes impôts et taxes et pour quasiment le même prix pour les parents (de trente à cinquante euros par mois en moyenne[1])  une école accueille inconditionnellement les élèves voisins et fait avec les professeurs que le ministère lui envoie, quand l’autre école choisit chaque élève et recrute chaque prof.

« Si l’éducation était une course de vitesse, l’école publique partirait en même temps que l’école privée, mais avec deux boulets aux pieds et une main attachée dans le dos… »

Et malgré l’évidence de l’iniquité de la situation, le nombre d’élèves accueillis dans les écoles privés sous contrat ne cesse de croître. En 2019, on parle tout de même de 938 000 élèves en primaire et 1 208 000 au collège et lycée[2]. 22% des collégien.nes et même 36% à Paris, des chiffres en augmentation constante et c’est bien là le drame. Car ces chiffres ont un coût : près de 8 milliards versés par l’état à ces établissements auxquels s’ajoutent 4 milliards des collectivités territoriales. Concrètement, les pouvoirs publics se tirent une balle dans le pied à hauteur de douze milliards d’euros par an. Douze milliards au service de l’inégalité des chances.

En 1984, reprenant une des 110 propositions du candidat Mitterrand, le ministre de l’éducation nationale Alain Savary préparait une loi créant un « grand service public unifié et laïque de l’éducation nationale ». Le mouvement de l’école libre défilait en masse, avec deux millions de personnes dans les rues pour s’opposer à cette loi. Ils firent plier un Mitterrand fragilisé par le choc de 1983 et le retour à la rigueur. Savary apprenait le retrait du projet de loi à la télévision et démissionnait dans la foulée. Il mourait quatre années plus tard et depuis, plus personne n’a songé à remettre sur le métier cette loi de bon sens.

Il y a peu, une loi a été votée en urgence pour lutter contre les séparatismes, notamment religieux. Mais la première des séparations n’est-elle pas de refuser les principes républicains premiers : l’accueil inconditionnel à l’école du quartier avec les hussard.es noir.es envoyé.es par la rue de Grenelle ? J’entends pleinement qu’on refuse cela, pour des motifs religieux notamment, mais alors on paye soi-même l’éducation qu’on veut donner à ses enfants. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre et pas une éducation privée sur fonds publics. Le privé hors contrat, pour peu qu’il ne tombe pas dans les affres des dérives sectaires, ne pose aucun problème. Le privé sous contrat, à ce coût, n’est plus soutenable pour un pays qui dégringole au classement PISA à cause du caractère de plus en plus inégalitaire de notre système scolaire.

Le problème, c’est le refus du commun.

Avec le Covid, cette aversion est exacerbée : vélo, trotinette ou voiture, tout mais pas les transports en commun. La recherche de maisons explose, tout pour éviter les copropriétés où il faut bien vivre ensemble et faire face aux problèmes. Ces mouvements de peur du commun remontent à plus loin et son fort bien documentés par des sociologues comme Jean Viard qui montre le gigantesque déclin des colonies de vacances, où l’on envoyait ses enfants avec des inconnus, pour privilégier des vacances familiales, entre amis, ou communautaire (dans l’acception large du terme), la peur est un phénomène auto alimentant et de repli en repli, nous sommes acculés.

Politiques, entreprises, associations, tout le monde se gargarise de « vivre-ensemble », mais la première condition pour y parvenir c’est d’accepter la rencontre de l’autre, de l’inconnu, dès l’enfance. Ne pas se bunkeriser, se replier, faire confiance à l’État qui saura nous instruire, nous aider à nous éveiller, dans un cadre rassurant et protecteur. Si ça n’est plus tenable, alors l’école publique n’a plus de raison d’être et nous basculerons irrémédiablement dans un système à vitesses très différentes. Est-ce un projet désirable pour une société ?

[1] https://www.europe1.fr/societe/combien-coute-lenseignement-prive-2863702

[2] Chiffres du Ministère de l’éducation nationale.

Vincent EDIN