« 14 juillet 1789 » : « Rien ». Telle est la formule plus que succincte par laquelle le roi Louis XVI résume, dans son journal intime, la journée de la prise de la Bastille. L’honnêteté intellectuelle impose de préciser que, ce jour-là, chassant le cerf comme à son habitude, le dernier descendant de la dynastie des Bourbons n’avait fait aucune prise de gibier. D’où ce “rien”. Mais tout de même.

Face à cette formulation qui nous apparaît a posteriori pour le moins sidérante, il est tentant de se référer à la théorie des biais cognitifs théorisée dès 1972 par le prix Nobel d’économie Daniel Kahneman, et son collègue Amos Tversky, et à l’un d’entre eux en particulier : le biais de confirmation. Soit, selon la définition proposée par la professeur à HEC Anne-Laure Sellier, « la tendance que nous avons tous à rechercher de façon disproportionnée l’information qui conforte nos croyances existantes (…) la poursuite obstinée de la croyance « tout ne va pas aussi mal qu’on le dit » ». Difficile, également, de ne pas faire le lien entre le comportement du roi Louis XVI qui, depuis sa tour d’ivoire versaillaise, refusera jusqu’au dernier moment de reconnaître le caractère révolutionnaire des émeutes parisiennes de juillet 1789, et l’attitude de déni – voire de dénégation – d’une grande partie de la population française face à la gravité de la pandémie en cours.

Une incapacité collective à se représenter la réalité de l’épidémie

Pour comprendre ces mécanismes psychiques de déni collectif, il est utile de se tourner vers une autre réalité qui continue, à bien des égards, d’être contestée : celle du réchauffement climatique. Dans son ouvrage, Le Syndrome de l’autruche. Pourquoi notre cerveau veut ignorer le changement climatique? George Marshall donnait justement la parole à Daniel Kahneman. Comme le rapporte le magazine Sciences Humaines, ce dernier expliquait que, si le réchauffement  climatique échappait à nos mécanismes d’alerte psychique traditionnels, c’est qu’il s’agissait d’un phénomène « distant, invisible, contesté », alors que, pour être prise au sérieux par le cerveau, une menace devait être « concrète, immédiate et irréfutable ». Tout le problème étant que cette incapacité, pour notre psyché, à se représenter le phénomène, ouvrait potentiellement la brèche à tous les récits alternatifs destinés à nier le phénomène. C’est précisément ce qu’on observe actuellement avec la crise du Covid-19.

Malgré les différentes stratégies de communication mises en place par le gouvernement pour nous donner à voir et comprendre la menace sanitaire dans sa réalité “concrète, immédiate, irrémédiable” – jusqu’au fameux « C’est ça la réalité, si vous ne voulez pas l’entendre, sortez d’ici »  prononcé par Olivier Véran devant les députés de l’Assemblée nationale le 4 novembre dernier – les pouvoirs publics semble impuissants à construire un récit collectif suffisamment mobilisateur pour sortir une partie de la population de cette posture de déni. Pire encore, sa parole entre désormais en concurrence frontale avec les nombreux récits alternatifs venant, à l’inverse, conforter notre fameux “biais de confirmation”, à commencer par le récent documentaire Hold-Up, qui cumule à ce jour six millions de vues.

Le conspirationnisme, kit de survie psychique de “l’Individu-Autruche”

Face à la prolifération de tels discours, l’heure n’est certainement pas à la posture moralisante. Il s’agit bien plutôt d’interroger, comme le fait l’historienne Marie Peltier dans une tribune parue sur Le Monde, « notre incapacité à tenir un positionnement collectif et cohérent face à cette pandémie ». Comme l’historienne le note fort justement, le discours conspirationniste visant à nier l’importance de l’épidémie joue pour beaucoup un rôle psychique de « kit clés en main » : « il propose des réponses préfabriquées, à la portée de tous, à des interrogations et des angoisses éminemment politiques et, plus encore, existentielles. » Une hypothèse largement confirmée par le psychanalyste Moussa Nabati, qui consacre une tribune au sujet dans le Huffington Post : « Ce déni a pour fonction principale de rassurer le sujet, de lutter contre son angoisse, de la déraciner en niant, en abrogeant, en effaçant purement et simplement l’objet de l’effroi.” Vous avez peur? Mais, de quoi parlez-vous? Quel virus? Quelle pandémie? » (« Quelle révolution ? », nous dirait Louis XVI.)

La posture de déni de « l’Individu-Autruche », selon l’expression d’Eve Fabre, Chercheure en Facteur Humain & Neurosciences Sociales, présente également l’immense avantage de le réassurer dans sa toute-puissance, de « démontrer son indestructibilité fantasmatique », ce qui se manifeste, notamment, par un refus de porter le masque ou de respecter les gestes barrière les plus élémentaires. Une attitude d’autant plus problématique que, comme le précise le psychanalyste, « le déni comporte également une facette hétéroagressive, mettant dangereusement la santé et la vie des autres en péril. »

 Replacer la vulnérabilité au cœur du débat sociétal

Comment sortir collectivement de cette impasse ? D’abord, comme le suggère Moussa Nabati, en « apprenant à accueillir et éprouver ses émotions, notamment celles qualifiées à tort de négatives comme la peur, la déprime ou la culpabilité ». Comme le rappelle la philosophe Cynthia Fleury, « la condition première de l’Homme, c’est la vulnérabilité ». Aussi, complète-t-elle, “est-il indispensable qu’elle puisse être accueillie quelque part, sans qu’elle ne soit sans cesse confrontée aux pressions de performance ou de normalisation », elles aussi au cœur de la société. « L’accueil de la vulnérabilité est certes un point central, mais sa dédramatisation l’est tout autant » précise-t-elle. « Affirmer que nous avons tous en partage la vulnérabilité, c’est prendre acte de son importance, mais également de son caractère tout sauf exceptionnel. »

A rebours des récits alternatifs valorisant les individus dans leur illusion de toute puissance, c’est donc peut-être dans l’invention de nouveaux paradigmes éthiques – de nouveaux récits et discours – accueillant et intégrant la fragilité, la vulnérabilité comme constitutives non seulement de notre psyché individuelle – mais également de notre psyché collective – tout en les dédramatisant, que nous pourrons, progressivement, nous armer contre la tentation de devenir tous des « Individus-Autruche ».

Elena SCAPPATICCI