Le paradoxe s’étale depuis plusieurs jours sous nos yeux : alors que l’arrivée prochaine d’un (des) vaccin(s) contre le Covid 19 fait voir au gouvernement la lumière au bout du tunnel, alors que l’opinion semble de manière grandissante usée et déprimée par les restrictions et la crise et aimerait retrouver « les jours heureux », la moitié du pays reste pourtant réticente, résistante à l’idée de se faire vacciner. L’ampleur de cette résistance est une singularité française : 54% des Français disent aujourd’hui qu’ils comptent se faire vacciner (et seulement 21% « certainement », 33% « probablement »), une proportion inférieure de 24 points à celle des Italiens, de 21 à celle des Britanniques, de 13 à celle des Allemands et de 12 à celle des Américains selon une étude Kantar réalisée début novembre. Les écarts sont saisissants ! Et parmi tous ces pays, la France est le seul où l’opinion se dit majoritairement opposée à la vaccination obligatoire.
Comprendre cette méfiance française
Effet des discours « rassuristes » ou prétention typiquement nationale, les Français sont en tout cas bien plus nombreux que leurs voisins à estimer ne pas avoir besoin du vaccin : 41% pensent pouvoir se protéger du coronavirus sans vaccins, pour 28% des Britanniques et des Allemands et 17% des Italiens. Les conditions de production du vaccin, la rapidité avec laquelle il a été conçue augmentent aussi les doutes sur son innocuité. 69% des Français s’inquiètent de « la sécurité des vaccins contre le Covid 19 en raison de la rapidité avec laquelle ils sont mis au point et produits », un niveau supérieur de 20 points à ceux des opinions européennes qui nous entourent, en Italie, Allemagne et au Royaume-Uni.
Mais cette méfiance exacerbée n’est ni seulement conjoncturelle, ni seulement liée à ce vaccin : elle vient de bien plus loin, conséquence de discours anti-vaccins qui, des effets pervers supposés du vaccin contre l’hépatite B à la dénonciation des intérêts du Big Pharma et la promotion des médecines parallèles, diffusent et infusent sur les réseaux sociaux depuis de longues années. Tout comme le succès de Hold-Up, elle est une manifestation de plus de la fracture entre gouvernants et gouvernés et d’une défiance qui crée de la méfiance. Une défiance à l’égard du politique et des autorités publiques plus forte en France qu’ailleurs, une défiance qui fait que le discours officiel n’est plus reçu, ni entendu, ni cru. De manière symptomatique d’ailleurs, le « vaccino-scepticisme » est le plus virulent au sein des classes populaires et des électorats de La France Insoumise et du Rassemblement National. De Tchernobyl à l’amiante en passant par le sang contaminé et la litanie d’autres scandales de santé publique, la parole officielle sanitaire est depuis plusieurs décennies en voie de décrédibilisation. Et dans cette crise, des masques aux tests, d’injonctions contradictoires en incohérences, le gouvernement et les experts n’auront rien fait, et c’est une litote, pour en restaurer la crédibilité. Près de 60% des britanniques, des allemands et italiens font confiance à leur gouvernement pour avoir des informations fiables sur le vaccin. En France, le mur de la défiance fait tomber ce pourcentage à 40%.
Une société de la défiance où le rapport à l’état se délite, se dégrade
L’Etat évoquait « quelque chose de positif » à 72% des Français au début des années 2000, cette connotation positive est tombée à 58% aujourd’hui (Ifop, novembre 2020). Radars, masques, vaccins : ce qui relève en apparence de politiques d’intérêt général est de plus en plus contesté, principalement au nom de la liberté individuelle. Dans cette montée de l’opposition Individu/Etat se lit la force de l’individualisme contemporain mais également sans doute une forme d’américanisation (pour ne pas dire de « trumpisation ») du rapport à l’Etat dans une partie de l’opinion aujourd’hui. Dans notre pays centralisé, qui, depuis la Révolution, a toujours (sur)valorisé et « aimé » l’Etat, apparaissent les signaux faibles d’une transformation du « consentement » à l’Etat dans une partie de la « France d’en bas ».
Médias, experts et politiques éparpillés…Face au discrédit collectif de la parole publique sanitaire ne restent debout que les médecins traitants. Ils sont en effet les seuls interlocuteurs en qui les Français ont confiance pour recevoir des informations fiables sur le vaccin (61% contre 43% pour les autorités sanitaires et 20% pour… « les médecins qui s’expriment à la télé »). Pour réussir sa campagne vaccinale, le gouvernement devra donc compter sur le soutien et la recommandation de médecins généralistes, pourtant largement ignorés jusqu’à présent et qui ont le sentiment d’avoir été laissés bien seuls en première ligne face à la pandémie. Un autre paradoxe en Absurdistan.
Samuel JEQUIER
Directeur général adjointAgrégé de sciences sociales, Samuel Jequier a rejoint Bona fidé en 2021, et y dirige l’Institut, qui veille, analyse, produit et réalise des études qualitatives et quantitatives sur-mesure pour les clients de l’agence. Convaincu de la nécessité de comprendre la société et ses rapports de force, féru de politique et d’analyse des comportement électoraux, il flèche les mouvements, harponne les idées, mouline les tendances, ferre les changements. Et désarme l’ensemble des leurres.