Tout le monde en parle
Ultrariches : dernier jet privé avant la sobriété ?
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La polémique de la rentrée est retombée. Non, nous ne pensons pas à celle qui entoure la pratique du barbecue et ses connotations virilistes, mais à l’autre : celle qui concerne les jets privés. L’impact de l’aviation d’affaires dans le bilan carbone global a beau être marginal (de l’ordre de 0,1% des émissions en 2019), le jet est devenu, dans la foulée d’une proposition de loi du groupe LFI d’en interdire les vols à l’horizon 2023, le symbole du mode de vie des grandes fortunes et de leur déconnexion.
Une ethnologie des ultrariches au XXIe siècle
En parallèle de cette activité parlementaire sortait en salle Sans Filtre, la tragi-comédie du réalisateur Ruben Östlund, récompensée à Cannes par la Palme d’Or. Point de jet privé cette fois mais son équivalent maritime dans la hiérarchie des modes de transport, le yacht. Oligarque russe, mannequins-influenceurs, geek des nouvelles technologies, les naufragés du film catastrophe suédois reflètent la diversité des manières d’être riche en 2022. À mi-chemin entre une adaptation contemporaine de Dallas et les enquêtes des Pinçon-Charlot sur la grande bourgeoisie, un genre nouveau est né : une pop ethnologie des ultrariches qui compte déjà ses œuvres cultes, comme la précédente Palme d’Or 2019, Parasite ou encore la série Succession. |
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Sans Filtre, de Ruben Östlund © Bac Fims |
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Votre riche, avec ou sans gluten ?
Autre exemple de fascination – répulsion : des comptes Instagram se régalent des archives d’une jetset surannée et de ses attributs (comme ici et là) ; défilé de haute couture, salle de trading à Wall Street, piscine de palace sur la Côte d’Azur. À cette vision glamour et teintée de nostalgie a succédé un ressentiment croissant. Popularisé par les anarchistes, le slogan #EatTheRich (littéralement « Mangeons les riches ») fait son retour dans les manifestations comme dans la pop culture. L’opinion se durcit, y compris au sein des catégories supérieures, pour lesquelles la critique des 1% est aussi une manière de se placer du bon côté du conflit de classe. |
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Des club VIP à l’hôtellerie de catastrophe
Les lieux symboles de l’extrême richesse témoignent de cette évolution, du carré VIP des boîtes de nuit des années 1980, cité par Fabrice d’Almeida dans son Histoire mondiale des riches, emblème d’une jetset insouciante et enviée qui faisait la fête à New York, Paris ou Saint Tropez, au bunker de luxe des milliardaires de la Silicon Valley. Ces derniers anticipent désormais le grand collapse social et rêvent de se réfugier dans ces abris qui s’inspirent autant de l’hôtellerie haut de gamme que de la culture survivaliste, quand ils ne fantasment pas leur prochain club VIP sur une autre planète (de préférence en première classe intergalactique).
Après l’effondrement, le champagne coulera-t-il à flot dans les bunkers de la jetset ?
Pourtant, ce tableau des inégalités au XXIe siècle ne serait complet sans rappeler que la vie des riches continue de séduire… ceux qui sont situés tout en bas de l’échelle sociale. Le marché de l’immobilier de luxe sur la Côte d’Azur ou en Californie fait l’objet d’émissions de téléréalité massivement suivies, des tutos livrent aux internautes les 10 astuces pour avoir l’air riche, etc. La culture populaire rend hommage aux Hummer, aux jacuzzis et aux jets plus qu’elle ne valorise le cyclotourisme ou les constructions bas carbone. |
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Selling Sunset © Netflix |
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Une partie de la gauche et des écologistes semble l’avoir compris : il ne suffit plus d’appeler à « taxer les riches » pour gagner la bataille de l’opinion ! Si certains militants attaquent les milliardaires sur le versant de l’esthétique et du lifestyle, c’est parce que leur train de vie, fortement climaticide, valide un modèle culturel qui se diffuse et imprègne l’ensemble de la société. Pour rendre la transition écologique et culturelle désirable, il reste à inventer le jet privé de l’ère de la sobriété ! |
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La micro-interview
La santé mentale ne doit pas devenir un sujet bankable
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© Siobhan Keane |
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Christelle Tissot, créatrice de mūsae, média qui dédramatise et démocratise la santé mentale à destination des 18 – 35 ans, nous explique comment et pourquoi la question des troubles mentaux s’est imposée dans le débat public.
Pourquoi tout le monde parle de santé mentale en ce moment ?
Le Covid a mis un coup de projecteur sur la souffrance mentale et déclenché une prise de conscience. L’isolement des jeunes a aggravé une situation déjà préoccupante, puisque 70% des étudiants se considèrent en mal-être psychologique et qu’un tiers d’entre eux déclarent avoir eu des idées suicidaires. D’autre part, des personnalités ont contribué à mettre la santé mentale au premier plan, comme la jeune joueuse de tennis Naomi Osaka, numéro deux mondiale qui, souffrant de dépression et d’anxiété, s’est retirée du tournoi de Roland-Garros l’année dernière. En France, la séquence diffusée lors du passage au JT de TF1 du chanteur Stromae, extraite d’une chanson de son album qui abordait ses pensées suicidaires, a suscité énormément de réactions. Un tabou est en train de sauter.
Les troubles mentaux reflètent-ils la crise du lien social ?
La crise de la santé mentale est un miroir grossissant des maux de notre société. Par exemple l’anxiété face à un avenir incertain et anxiogène a fait apparaître la notion d’éco-anxiété. Par ailleurs, le lien social se défait un peu partout. Nous sommes de plus en plus seuls, avons de moins en moins d’interactions. C’est vrai dans le monde du travail, avec l’individualisation de la souffrance qui provoque des maladies comme le burn-out, comme dans la relation aux autres, avec pour les jeunes les méfaits des applications de rencontre, qui désincarnent la relation et peuvent briser l’estime de soi. Face à ces difficultés, le développement personnel nous promet de nous aider à devenir une meilleure version de nous-même en trois minutes par jour. Il s’agit de remèdes individuels et culpabilisants, faisant reposer la responsabilité des troubles psychiques sur la seule personne, alors qu’il s’agit d’un enjeu de santé publique.
« La crise de la santé mentale est un miroir grossissant des maux de notre société ».
Vous avez publié une tribune pour mettre en garde contre la tendance à glamouriser les troubles psychiques…
En ce moment, la santé mentale est un sujet qui fait cliquer. Le risque serait que se targuer d’une maladie, souvent après un autodiagnostic, soit considéré comme bankable, que le trauma devienne l’élément biographique trendy sur lequel capitaliser. À rebours de cette esthétisation croissante, qui laisserait penser que la souffrance mentale est un problème de riches, il faut rappeler que celles et ceux qui sont les plus touchés sont les personnes fragiles, défavorisées et marginalisées… L’enjeu est donc de rendre accessible à tous les soins et l’information sur la santé mentale. |
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Archéologie du quotidien
Les ruines, c’était mieux avant
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La modernité et son accumulation de choses sont au centre de nombreux essais parus depuis le Covid, qu’il s’agisse de questionner la recherche du confort occidental ou encore de se pencher sur les flux logistiques par lesquels ce colossal patrimoine matériel, sans cesse renouvelé, transite chaque seconde.
Coutumier de l’étude des objets et des lieux de notre époque, du motel américain au quotidien des aéroports, le philosophe Bruce Bégout apporte, si l’on ose l’expression, sa pierre à l’édifice puisqu’il consacre un essai aux ruines qui ne nous entourent plus. Paradoxe : alors que l’architecture des immeubles de bureau ou des centres commerciaux de bord de route se dégrade très vite, ces constructions modernes « donnent lieu, lorsqu’elles s’effondrent, à des décombres et non à des ruines ».
Car le statut de ruine n’est pas donné au premier tas de gravats venu ! « Il faut que les bâtiments construits puissent se dégrader lentement, sur la longue durée, et qu’à la grandeur de leur état normal, s’ajoute la grandeur future de leur état ruiné. » La future ruine se doit de « donner l’impression d’éternité ». Or le déchet architectural contemporain est voué à devenir un « reste sans trace » de son passé. Lorsqu’ils voudront se rappeler comment vivaient leurs ancêtres, nos descendants ne feront probablement pas la queue pour visiter un village de marque ou un coworking des années 2010.
Bruce Bégout, Obsolescence des ruines, Essai philosophique sur les gravats, Éditions Inculte, mars 2022, 196 pages. |
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Le book club des idées
Trois essais pour aller vers la sobriété
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Vers une écologie désirable. Après son passage dans la Matinale de France Inter pour promouvoir son nouveau livre, les auditeurs se sont plaints que Paul Magnette soit Belge et non Français. Il faut dire qu’être enthousiasmés par un socialiste ne leur était probablement pas arrivé depuis longtemps. Dans cet essai très engagé, au meilleur sens du mot, le bourgmestre de Charleroi cite Jaurès pour dessiner une « vie large », c’est-à-dire un écosocialisme clair (ce n‘est pas toujours le cas) et enthousiasmant (ça ne l’est jamais). Relayant en cela Michaël Foessel (nous l’avions interviewé en mars dernier), il appelle la gauche à penser et à mettre en œuvre une écologie désirable, populaire et heureuse. Une option attendue si l’on en croit l’attention et la curiosité qu’a donc suscité son passage dans la matinale la plus écoutée de France.
Paul Magnette, La vie large, Manifeste écosocialiste, Éditions La Découverte.
Économie de la sobriété. Beaucoup des analyses de Magnette se retrouvent dans le plus surprenant succès de librairie du moment, l’ouvrage de l’économiste Timothée Parrique. Surprise : voilà qu’on réimprime massivement et de toute urgence un livre consacré à la décroissance, chiffon rouge pourtant de tous ceux qui assimilent la critique de l’accumulation avec les modes de vie les plus austères (les fameux Amish), et point goodwin économique des tenants du toujours plus comme horizon indépassable de nos sociétés. Signe néanmoins que l’idée de décroissance fait son chemin : l’économiste, qui enseigne à l’université de Lund (Suède) a donné à la rentrée une conférence devant les étudiants d’HEC.
Timothée Parrique, Ralentir ou périr, L’économie de la décroissance, Seuil.
Dictionnaire du post-développement. Enfin, la sobriété heureuse ne se mesure jamais mieux qu’en l’adossant à ce qui fut le mantra mondial de la seconde partie du XXe siècle, le sacro-saint développement. Dans ce fort joli dictionnaire du post-développement, synthétique (les textes sont courts), riche (on s’y promène parmi des dizaines d’entrées) et souvent surprenant (les différents sujets sont traités par des experts du monde entier), 124 auteurs, chercheurs et militants, dessinent le foisonnant puzzle du post-développement au travers de multiples concepts, approches et initiatives. Entre références communes (économie circulaire, géo-ingénierie, écologie profonde) et conceptions moins ethno-centrées, cet ouvrage fait la part belle à des pratiques et conceptions originales, issues de peuples du monde entier. Une autre façon de dresser un plurivers, c’est-à-dire une multitude de mondes et de futurs possibles.
Plurivers, Un dictionnaire du post-développement, Éditions WildProject |
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La petite curation
💡 La vie, c’est de gauche ou c’est de droite ?
Énorme succès viral pour ce mini-site tout simple, mis en ligne début octobre, qui vous révèle si Emmanuel Macron, le barbecue, le ski de fond ou les mocassins sont de gauche ou de droite (ou les deux). Vous pouvez tester n’importe quoi grâce à cette intelligence artificielle créée par un étudiant en doctorat de mathématiques. Et Signaux Forts, c’est de gauche ou c’est de droite ? Allez tester ici !
🗺️ Les cartes de l’anthropocène
L’été a été marqué par l’intensité et la succession de records de chaleur, sécheresse, mégafeux de forêts, inondations et épisodes de vent violents. Pour améliorer la connaissance de ces phénomènes et éclairer l’action publique, l’IGN publie son premier atlas des cartes de l’anthropocène.
🚗 Les hommes émettent plus d’émissions au volant
Comment les villes peuvent-elles inciter les automobilistes à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre ? En ciblant les hommes, lit-on sur le site Politico (en anglais). On y apprend que si les hommes voyageaient comme les femmes (en prenant plus fréquemment le vélo et les transports en commun), leurs émissions en seraient diminuées de 20%. De quoi donner du crédit à la thèse de l’androcène ?
🍁 La carte des couleurs de l’automne
« Le vent fera craquer ses branches / La brume viendra, dans sa robe blanche… » Si, comme Francis Cabrel et les auteurs de cette newsletter, vous aimez le mois d’octobre, voici la carte incontournable à consulter avant vos promenades en forêt pendant ces vacances de la Toussaint. Le journaliste Marti Blancho a eu l’excellente idée de cartographier les essences d’arbres dont la couleur change après l’été. |
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