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Signaux forts N°10

"Attache-moi si tu peux"

🗣️ Tout le monde en parle
De Sainte-Soline à la côte bretonne en passant par les quartiers populaires, les luttes et conflits liés à la terre se multiplient. 🎙️ La micro-interview
La crise de régime, c’est maintenant? Pour le journaliste et politologue Fabien Escalona, le blocage politique du pays se double d’une crise sociale dans une France à l’horizon bouché.📙 Le book club des idées
Quand la parole détruit et que l’info épuise. Les parutions d’essais du printemps. 💡 La petite curation
Les écrivains français et l’extrême droite, une sociologie des toilettes et la bonne santé de la librairie.
Bonnes lectures !

Signaux forts 10 « Attache-moi si tu peux »

 

Tout le monde en parle

France, Terre de contrastes

Connaissez-vous Douarnenez ?

On ne trouve nulle trace de ce petit port dans le palmarès des stations balnéaires les plus prisées du littoral breton. Situé au bout de la pointe du Finistère, appauvri après la disparition des activités de pêche et de conserverie, Douarnenez a gardé son aspect authentique et populaire, au point d’attirer artistes et militants en quête d’un mode de vie alternatif et, plus récemment, touristes et Parisiens qui ont remplacé la sardine dans l’économie locale.

Un phénomène de touristification et de cartepostalisation qu’ausculte avec rigueur et sévérité un collectif d’auteurs dans Habiter une ville touristique. Cette forme de gentrification côtière se manifeste par un marketing territorial qui glorifie l’identité maritime du village de pêcheurs comme par la multiplication des locations de court terme et des résidences aux volets fermés l’hiver. Dans une société mobile, marquée par l’idéal de consommation de l’espace au gré des besoins et des envies, les mêmes questions rejaillissent à Douarnenez comme partout ailleurs: Où, Comment et Avec qui voulons-nous vivre ? Qui a le pouvoir d’imprimer sa marque et d’orienter le destin d’une communauté locale ?

Le tour de France des colères

L’actualité éditoriale est riche de ce type d’enquête ancrée dans les territoires de conflit, où s’opposent de multiples visions de la communauté idéale. Zadistes en Loire-Atlantique, féministes à Grenoble, luttes pour le logement abordable (encore lui) au Pays Basque, le journaliste Romain Jeanticou s’est lancé dans un tour des Terres de luttes, à la rencontre des Sainte-Soline de demain. La militante Fatima Ouassak réclame de son côté une Terre (toujours elle) pour les enfants de l’immigration postcoloniale. Elle évoque dans Pour une écologie pirate une jeunesse sans-terre, reléguée dans une sous-terre -les quartiers populaires- où s’accumulent les nuisances et les pollutions de la société moderne, des incinérateurs aux data centers.

À pied ou à vélo sur les chemins noirs

Dans Se tenir quelque part sur la terre, la philosophe Joëlle Zask propose une réflexion sur la géographie intime des lieux que l’on aime. Dans une veine plus paysagère ou nostalgique, les tours de France se succèdent en librairie et à l’écran. Dans un dossier intitulé Le vélo et le territoire, la revue Exercice part à la rencontre des traceurs, ces passionnés qui parcourent des dizaines d’heures à vélo et façonnent des traces originales de leurs itinéraires. Le journaliste Stéphane Dugast traverse la diagonale du vide à vélo, croisant des gens attachants et enthousiastes au hasard de son odyssée écologique. Et si l’adaptation actuellement en salles du périple pédestre de Sylvain Tesson dans l’hyperruralité, Sur les chemins noirs, devrait franchir la barre du million de spectateurs pendant les vacances de Pâques, n’est-ce pas parce que sa promesse -un grand voyageur qui marche vers sa rédemption à la rencontre de son pays- ressemble à une fable de réconciliation entre toutes ces manières d’habiter la France?

Traversées, carte publiée dans la revue Exercice n.2 – Tentatives, © Antoine Séguin et Soukaina Kenaan

La micro-interview

« La France est en panne d’un grand dessein enthousiasmant »

© DR

La crise que traverse la France révèle en profondeur la panne d’un grand projet de société. Auteur d’Une République à bout de souffle, le journaliste à Mediapart et docteur en science politique Fabien Escalona propose des clés pour changer de régime. Libre pensée.

En quoi pensez-vous que nous vivons une crise de régime ? 
Si on entend par crise de régime un moment bref où la survie de ce dernier est en jeu, nous n’en sommes pas là. Je pense néanmoins que l’expression convient pour désigner la crise rampante de légitimation qui affecte notre système politique et sa classe dirigeante. Le régime fonctionne, avec une inertie difficile à bousculer, mais il n’a plus aucun ressort. Ses institutions sont de plus en plus décalées par rapport à une société instruite et désireuse de participation à la décision. Ses compromis sociaux ne sont plus assez inclusifs. Et il n’y a pas de « grand dessein » clair et enthousiasmant proposé au pays. Les contradictions du régime, et le peu de résultats qu’il offre aux citoyens ordinaires, aboutissent à une défiance massive, un mélange de résignation, frustrations, colères et ressentiment qui le rendent vulnérable à des bascules autoritaires.

Dans le panorama que vous avez dressé de l’état de notre démocratie, quelle est la tendance la plus inquiétante ? 
Le plus inquiétant selon moi, c’est la configuration de l’époque. D’un côté, des ressources de légitimation largement épuisées, qui rendent difficile la tâche de gouverner de manière efficace et stable. De l’autre, des menaces qui n’ont peut-être jamais été aussi sérieuses que depuis la consolidation du régime de la Cinquième: le chaos climatique; la volonté de déstabilisation de régimes autoritaires puissants, envers lesquels nous entretenons des dépendances matérielles; et enfin, l’ascension continue de l’extrême droite dans les urnes depuis quinze ans. C’est pourquoi je considère particulièrement irresponsable l’attitude du pouvoir actuel face aux contestations de la réforme des retraites. L’urgence serait de canaliser les énergies et les intelligences collectives dans des projets ambitieux d’adaptation et d’atténuation du changement climatique, dans la justice.

« L’urgence serait de canaliser les énergies dans des projets de justice sociale et climatique »

Et la tendance la plus prometteuse ? 
Si le régime actuel est selon moi « à bout de souffle », ce n’est pas le cas de la société. Les liens entre représentés et représentants se sont très nettement distendus, mais les premiers ne sont pas une masse apathique. Ce que les enquêtes d’opinion enregistrent s’est vérifié à travers des mouvements sociaux réguliers, depuis Nuit debout en 2016 jusqu’à la mobilisation actuelle contre la réforme des retraites, en passant par les Gilets jaunes en 2018. Ce n’est pas un hasard si, dans ces trois cas, en dépit de sociologies et de répertoires d’action différents, la question des règles du jeu démocratiques a été posée. Il y a donc une disponibilité pour déverrouiller le système politique français.

Le book club des idées

Ce qui nous relie

La mise en récit de nos rapports aux lieux évoquée plus haut se prolonge d’une interrogation sur ce qui relie les Français entre eux. Intellectuels, écrivains et chercheurs se concentrent sur les différents fils qui tissent ces liens.

Lien intergénérationnel. La journaliste (âgée de 27 ans) Salomé Saqué donne la parole aux jeunes dans une enquête récente qui interroge leur rapport à la crise climatique, aux médias, à la culture, à la politique. Autant de domaines dans lesquels on saisit le gouffre qui les sépare parfois de la génération de leurs propres parents.

Lien amical, marital, familial. Auteur de 3, Une aspiration au dehors, le philosophe radical Geoffroy de Lagasnerie a réveillé les haters qui somnolaient lors de la matinale de France Inter en prônant la supériorité de l’amitié (en l’occurrence entre trois hommes) sur la famille avec enfants et ce qu’elle implique d’abnégation quant aux heures de sommeil. Que ceux (et celles ?) qui regrettent l’hégémonie culturelle et politique du mâle blanc hétéro de plus de 50 ans se rassurent; ils trouveront en Frédéric Beigbeder un promoteur de ce modèle soi-disant menacé.

Lien social. Les buzz successifs que provoquent ces parutions et prises de position tranchées ont en commun de questionner ce que le sociologue Serge Paugam, de manière moins polémique et plus approfondie, nomme dans un livre du même nom l’attachement social, c’est à dire les formes contemporaines de la solidarité humaine dans une société d’individus atomisés.

Quand la parole sature l’espace public

Quand la parole détruit…
Sommes-nous ce que nous disons? Roger-Pol Droit et Monique Atlan ont livré en début d’année un ouvrage fort commenté sur le poids de la parole, et insistent sur au moins trois dimensions novatrices. D’abord l’inédite intensité de la parole, véritable bombardement informationnel et de divertissement; ensuite l’étendue et l’instantanéité des échanges, qui donnent une autre nature et une force démultipliée à l’idée même de propagation; enfin l’hyperconcentration des médias, phénomène si bien incarné par Vincent Bolloré que l’académicien Erik Orsenna en a fait un roman, au risque de manquer sa cible.

 … Que l’information épuise…
Si la parole sature l’espace public, de son côté sa cousine l’information épuise. Cette fatigue informationnelle est au cœur d’un essai publié par Guénaëlle Gault et David Medioni. Leur enquête sur la consommation des médias par les Français montre que la teneur des paroles qui y sont échangées -agressive, polémique, peu fiable- est à la source d’une défiance, parfois d’un abandon d’une information jugée trop anxiogène.

… Et que le bullshit envahit le langage
Terminons cette vague de parutions consacrée à la parole avec l’humoriste (et ancien cadre d’entreprise) Karim Duval, qui publie aux très sérieuses éditions du Robert un réjouissant Petit précis de culture bullshit. Épaulé du co-auteur (fictif évidemment) Jean-Bill Duval, professeur ès bullshit et conférencier inspirant, l’auteur du sketch Élever son enfant en mode startup passe en revue les tics de la novlangue qui contribuent à émousser la puissance de la parole.

La petite curation

🇫🇷 Les Particules identitaires
Michel Houellebecq, Sylvain Tesson, Yann Moix. Le journaliste François Krug relève dans son enquête littéraire une « fascination esthétique » de la part des trois grands écrivains français pour l’extrême droite et ses chefs de file (Charles Maurras, Jean Raspail, Alain de Benoist). Un tropisme littéraire qui, selon lui, a contribué à l’acceptation de ses idées. « Je ne sais pas pour qui votent Yann Moix, Michel Houellebecq et Sylvain Tesson, précise l’auteur dans une interview à l’Obs. Ce n’est pas l’objet de mon enquête. J’ai juste voulu voir quel était leur imaginaire politique. »

📚 Libraire, un métier d’avenir
Selon le Centre National du Livre, 142 nouvelles librairies ont été créées en 2022, un record absolu. Les régions de l’Ouest et les villes moyennes et périphériques accueillent une part importante de ces nouvelles implantations, suivant ainsi les mouvements de population récents. Une librairie ouverte sur quatre depuis 2017 l’a par ailleurs été dans une petite commune de moins de 5 000 habitants.

💩 C’est par où les toilettes ?
Moquée ou ignorée, la question des petits coins condense pourtant les grands problèmes du monde, de la place faite aux sans-abri aux questions de genre dans l’espace public, sans oublier l’impact écologique de la consommation d’eau. Le sociologue et professeur à Sciences Po Julien Damon leur consacre un ouvrage qui, selon sa quatrième de couv’, réunit le sordide et l’engouement, la tradition et l’innovation, Victor Hugo et Jean-Claude Decaux. Il y défend un droit aux toilettes qui reposerait sur le principe GPS pour Gratuité, Propreté et Sécurité.

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