Solidement installé à l’Assemblée, en passe de se notabiliser, le RN prospère grâce à un contexte social tendu et à l’impopularité de la réforme des retraites. Pour entraver son succès, Robert Zarader et Samuel Jequier estiment, dans une tribune au « Monde », qu’il faut améliorer les conditions d’existence des classes populaires et moyennes.

Il y a des phrases politiques qui restent dans l’histoire comme des symboles d’une défaite. Il y avait le fameux « l’Etat ne peut pas tout », de Lionel Jospin, face aux salariés de Michelin en 2000, deux ans avant l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. Il pourrait y avoir bientôt les étonnants propos d’Elisabeth Borne, rapportés dans Le Monde du 7 janvier. « Si on avait la recette… Elle est très insaisissable », a dit la première ministre en commentant la dynamique politique du Rassemblement national (RN) et de sa cheffe, comme un aveu d’impuissance.

Assise sur ses 42 % de voix obtenues au second tour de l’élection présidentielle et ses 88 députés, l’extrême droite n’a objectivement jamais été aussi proche du pouvoir sous la Ve République. La grande banalisation du RN s’est achevée avec son entrée dans les institutions. Alors qu’il avait cahin-caha fonctionné lors de toutes les élections précédentes, le front républicain s’est effondré lors des législatives, et le RN y a percé son plafond de verre. En 2017, La République en marche avait remporté plus de 90 % des duels qui l’opposaient au RN dans les circonscriptions. Aux législatives de 2022, la coalition présidentielle en a perdu plus de la moitié.

La conjoncture sert les desseins politiques du RN, la crise du pouvoir d’achat alimentant les colères qui nourrissent l’extrême droite. Nul besoin d’avoir fait de longues études d’histoire pour savoir comment l’inflation des années 1920 et l’appauvrissement des classes moyennes après la crise de 1929 ont contribué à l’avènement du fascisme en Europe. Une majorité de Français disent aujourd’hui « s’en sortir difficilement » avec les revenus dont ils disposent. Cette majorité peut désormais rendre une droite extrême majoritaire.

Du renoncement au ressentiment

Les difficultés face au coût de la vie, l’impopularité de la réforme des retraites, la perception que le gouvernement l’impose de manière brutale sans comprendre les Français nous font changer de temporalité, et passer du grand renoncement au grand ressentiment. Le renoncement (au vote par exemple) était un retrait individuel, un repli résigné sur soi et son cercle proche. Le ressentiment, c’est-à-dire le fait d’en vouloir à un tiers, ici le gouvernement, pour les torts subis, est une colère sourde, aux effets politiques plus dévastateurs. Ce ressentiment enfle : on le lit dans le fait que 60 % des Français et 67 % des actifs comprendraient aujourd’hui le blocage du pays pour faire plier le gouvernement. Le basculement des classes moyennes est la clé d’une future conquête du pouvoir pour Marine Le Pen. Le ressentiment pourrait bien accélérer les ralliements.

Marine Le Pen a convaincu 1 700 000 électeurs supplémentaires entre le premier tour de l’élection présidentielle de 2012 et celui de 2022. Cette progression s’est faite en deux temps, avec une première phase de forte augmentation pendant le quinquennat Hollande, notamment dans les catégories populaires, puis une seconde phase de consolidation pendant le quinquennat Macron, avec une conquête grandissante des catégories intermédiaires. La sociologie du second tour 2022 révèle cet élargissement : 11 points gagnés chez les ouvriers (67 %) et chez les employés (57 %), 8 points au sein des professions intermédiaires (41 %).

Le vote Le Pen progresse par capillarité, du bas vers le haut de l’échelle sociale, porté par les catégories les plus fragilisées socialement et économiquement. Il est une traduction politique des fractures françaises. En 2022, il y a dans le vote Le Pen 29 points d’écart entre milieux défavorisés et classes supérieures, 22 points entre non-bacheliers et diplômés du supérieur, 19 entre bas et hauts revenus. Au second tour, 69 % des individus « satisfaits de leur vie » ont voté pour Emmanuel Macron, quand près de 80 % des insatisfaits ont voté pour Marine Le Pen.

Question sociale

Aisance financière, niveau d’éducation, satisfaction à l’égard de ses conditions de vie : la question sociale est centrale dans le vote RN. Ce sont bien les catégories qui vont mal qui font le lit de l’extrême droite. Il ne s’agit pas ici de nier la dimension idéologique et culturelle – le racisme, par exemple – dans le vote RN, mais plutôt d’affirmer que la question sociale demeure première. On sait comment les phénomènes de bouc émissaire se construisent sur les frustrations socio-économiques. Il n’y a jamais d’extrême droite dans les périodes de prospérité et de progrès. Il y en a souvent en revanche dans les périodes de crise.

La montée de l’extrême droite dans le monde est la conséquence politique d’une mondialisation et de dérégulations qui ont détruit les emplois peu qualifiés, appauvri les services publics, dégradé les conditions de travail et d’existence. Et donné à beaucoup le sentiment de vivre une époque de grande régression et de grand déclassement, individuel et collectif.

Si l’on veut endiguer le RN, alors il faut comprendre les fondements sociologiques de sa dynamique politique. La seule arme pour lutter contre le populisme est l’amélioration des conditions d’existence des classes populaires et moyennes, et une réorientation des politiques publiques en leur faveur. Les recettes existent : améliorer le pouvoir d’achat et le pouvoir de vivre des plus modestes, restaurer des services publics efficaces pour tous, assurer une vraie égalité d’accès à la santé et à l’éducation, garantir partout la sécurité publique, lutter contre l’optimisation et l’évasion fiscales… Et cette liste n’est pas exhaustive. Tout le reste, la dénonciation, la diabolisation, le procès en manque d’expérience et de crédibilité, risque de s’avérer bien vain. La recette contre le RN, c’est le traitement de la question sociale. Et des politiques populaires, contre le populisme.

Robert Zarader et Samuel Jequier

 

Cette tribune a été publiée le 2 mars 2023 dans Le Monde