Depuis 2017, la poutre a continué à travailler… au point d’écrouler la charpente du système bipartisan français qui régissait quasi-systématiquement l’élection présidentielle depuis 1965. La gauche socialiste et la droite républicaine pèsent aujourd’hui, à eux deux, moins de 7 % des suffrages et ne sont plus que des partis de notables locaux, sans attractivité nationale. Et le second tour sera bien le match retour annoncé entre Emmanuel MACRON et Marine LE PEN.

Retour sur le premier tour

La start-up nation a pris un tout petit coup de vieux en 2022. Avec 27,85 % des voix, le président sortant améliore de plus de 4 points son score de 2017, essentiellement grâce à une progression forte au sein de l’électorat senior. Il y gagne dix points en 5 ans, à plus de 40 %. Comme attendu, c’est bien le bloc retraités-CSP+ (où il réalise plus de 30 %) qui a porté le président-candidat lors du premier tour. Emmanuel MACRON a également bénéficié dans tous les derniers jours de campagne d’un vote utile venu d’un électorat de droite sans doute inquiet d’un second tour LE PEN/MÉLENCHON et qui explique la débandade de Valérie PÉCRESSE : près de quatre électeurs sur dix de François FILLON en 2017 ont voté pour Emmanuel MACRON, pour seulement 21 % pour Valérie PÉCRESSE, 18 % choisissant Marine LE PEN et 12 % Eric ZEMMOUR.

À 23,15 %, Marine LE PEN améliore de près de deux points son score de 2017. Elle est portée au second tour par son assise sur le bloc populaire : elle réalise ainsi près de 35 % des voix chez les ouvriers, les bas revenus et les personnes à faible niveau de diplôme. Elle est bien plus forte au sein des petites villes et communes rurales (près de 30 % dans les villes de moins de 10 000 habitants) que dans les grandes agglomérations (20 % au sein des villes de plus de 200 000 habitants). Le vote LE PEN demeure fortement corrélé à un sentiment de mal-être et de précarité :  au sein des Français se disant « pas satisfaits » de leur vie, 35 % ont voté pour Marine LE PEN pour par comparaison 6 % pour Emmanuel MACRON.

À gauche, la dynamique MÉLENCHON s’est amplifiée dans les tous derniers jours pour le porter, un peu plus haut que prévu, aux portes du second tour. L’effet vote utile se lit pleinement dans les données d’opinion : 30 % de ses électeurs disent s’être déterminés au tout dernier moment (plus que pour tout autre candidat) et 50 % avoir voté « utile », quand plus de deux tiers de tous les autres électorats disent avant tout avoir choisi par conviction et adhésion à leur candidat. Le candidat LFI réalise dans cette élection une progression très forte dans les grandes villes (+11 points à Strasbourg et Lille, +10 points à Paris, +8 points à Lyon, +6 à Marseille et Bordeaux…) et en Île de France :  il gagne par exemple 15 points en Seine-Saint-Denis, y atteignant presque les 50 % au premier tour. Il s’impose également en tête du scrutin chez les moins de 35 ans, avec plus de 30 %. Deux faiblesses, sociales et territoriales, dans sa structure d’intentions de vote l’empêchent de fait de se qualifier au second tour : son bas niveau au sein de plus de 65 ans (13 %) et sa performance moyenne dans les villes moyennes, et les communes rurales, où il réalise 8 à 9 points de moins que son score dans les grandes villes. C’est la France périphérique, ou périurbaine, et rurale qui a empêché Jean-Luc MÉLENCHON de se retrouver au second tour.

Perspective(s) pour le second tour

« Gros » contre « petit », France d’en haut contre France d’en bas, bloc populaire contre bloc élitiste, gagnants de la mondialisation contre perdants ou encore « anywhere » (ceux qui sont n’importe où et partout) contre « somewhere » (ceux qui sont enracinés quelque part) pour reprendre la terminologie de David GOODHART…le second tour opposera de façon presque chimiquement pure les groupes fracturés de la société française. Et de fait, ces fractures se lisent déjà dans les intentions de vote de second tour : Emmanuel MACRON domine largement chez les CSP+, les classes moyennes supérieures, les professions intermédiaires, les diplômés, les hauts revenus et les urbains, quand Marine LE PEN l’emporte nettement chez les ouvriers, les employés, les bas revenus, les personnes à faible niveau de diplôme et les ruraux. Le président sortant totalise par exemple 74 % des intentions de vote des cadres et professions intellectuelles supérieures, 73 % de celles des Bac +2 et plus et 67 % de celles des catégories aisées, quand Marine LE PEN capte 68 % des intentions de vote des ouvriers, 64 % de celles des chômeurs et 61 % de celles des catégories aux revenus modestes.

Au-delà de ces clivages sociologiques qui vont structurer les comportements électoraux, le président sortant est en situation de ballotage plutôt favorable en vue du second tour. Il dispose de trois atouts mais fait face à un risque :

1) Il a, depuis août, toujours dominé le rapport de force de second tour face à Marine LE PEN dans toutes les enquêtes d’opinion, aucune n’ayant jamais donné la candidate RN en tête ;

2) Son assise auprès des plus de 65 ans, qui représente un quart du corps électoral et qui sont l’électorat le plus participatif (22 % des plus de 65 ans se sont abstenus au premier tour pour, par comparaison, plus de 40 % des 18-24 ans) lui confère un réel avantage électoral sur sa rivale ;

3) Alors même, notamment depuis l’annonce de la retraite à 65 ans, que les reports de voix venus de la gauche sur lui au second tour sont assez médiocres, il n’en demeure pas moins en tête des intentions de vote autour de 53 %. Aujourd’hui, plus de 40% des électeurs MÉLENCHON et JADOT disent vouloir s’abstenir au second tour et 20 à 25 % chez MÉLENCHON, et 15 à 20 % chez JADOT voter Marine LE PEN. Emmanuel MACRON dispose de marges de progression sur les reports.

Outre bien sûr l’accident de campagne toujours possible, le risque principal pour Emmanuel MACRON est que le sociologique devienne politique, et que le bloc populaire, homogène socialement, devienne une réalité politique plus consistante et moins clivée. Dit autrement, que Marine LE PEN en devienne la représentante, y compris sur sa partie gauche. Le mouvement est légèrement amorcé : les intentions de vote de l’électorat MÉLENCHON en faveur de Marine Le Pen, autour de 20/25 % sont de dix points supérieures à celles de 2017. Plus encore que la part d’abstentionnistes au sein de cet électorat, c’est ce curseur qu’il faudra surveiller tout au long de l’entre deux tours. S’il reste au niveau actuel ou baisse, la réélection d’Emmanuel MACRON sera probable. S’il monte, le scrutin deviendra plus serré et incertain.

Tout dépendra sans doute aussi des sondages. Ils ont eu au premier tour une influence comme jamais auparavant sur les dynamiques de premier tour, la désaffiliation partisane et l’individualisation rendant les électeurs de plus en plus stratèges. Selon le rapport de force qu’ils indiqueront à quelques jours du second tour, ils pèseront également sur les stratégies électorales du 24 avril.