Ces dernières années, les entreprises sont de plus en plus souvent sollicitées pour pallier les carences des pouvoirs publics et concourir à l’amélioration des enjeux sociaux, sociétaux et environnementaux. On se souvient pourtant qu’il y a à peine quelques décennies, tout ce qui venait du monde de l’entreprise était regardé avec suspicion voire une franche hostilité. Comment justifier cette transformation des perceptions ?

Si vous faites partie des 66 % des Français qui regardent des séries au moins une fois par semaine, vous avez probablement entendu parler de The Boys, ce show trash et gore qui écorne la mythologie du super-héros américain à la morale parfaite. Le synopsis est assez simple : dans une société américaine imaginaire, les supes (pour superhumans) sont des humains augmentés qui disposent de capacités physiques surnaturelles. Les plus puissants d’entre eux sont réunis au sein d’un collectif, les Seven, dont le marketing et la communication sont gérés par la compagnie Vought.

Spoiler alert : saison 3, épisode 4.

Le super rapide afro-américain A-train, dont les capacités diminuent avec le temps, décide de passer par un rebranding personnel pour conserver sa place au sein des Seven. Le bleu roi est remplacé par des motifs wax, et la défense des droits de la communauté afro-américaine devient son nouveau leitmotiv. Cette renaissance marketing est illustrée dans une campagne de promotion pour une boisson énergisante qui parodie celle de pepsi tournée avec la mannequin Kendall Jenner en 2017. Dans les deux clips, des manifestants se retrouvent en face à face avec des forces de l’ordre chargées de les réprimer ; l’affrontement paraît inévitable, et c’est grâce à l’apparition des deus ex machina Kendall Jenner ou A-Train que le pire est évité. La paix sociale retrouvée, le commerce peut donc reprendre et on n’oublie pas de présenter le produit dans la dernière scène.

Les entreprises virent-elles à gauche ?

Pourquoi évoquer cette série ? Parce qu’elle témoigne d’une politisation des marques et des entreprises, qui s’est accélérée durant les années 2010 avec l’avènement du citoyen consommacteur. Désormais, les individus souhaitent de plus en plus que les produits qu’ils consomment soient le reflet de leurs idées ou de leurs identités. Le politique en a pris compte et a institutionnalisé cette nouvelle exigence morale avec la RSE (Responsabilité sociale des entreprises), gravée dans le marbre législatif français avec la loi Pacte. Les entreprises y ont été fortement conviées à « intégrer les préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec les parties prenantes  ».

On aurait pu s’imaginer, avec une touche de cynisme, que les choses en seraient restées là et que l’entreprise, n’étant nullement forcée de s’exécuter, aurait refusé de se soumettre à un nouveau capitalisme social. Ce fut tout le contraire. Non seulement elles ont intégré cette nouvelle norme, avec plus ou moins de volonté, mais elles ont réussi à préempter le domaine en participant activement à sa définition. Le chef d’entreprise, n’hésitant plus à participer au débat public, s’est mué en activiste et parfois en théoricien. Les exemples de dirigeants-militants sont nombreux : Michel-Edouard Leclerc, Pascal Demurger, Emmanuel Faber, ou Serge Papin. L’entreprise, forte de cette nouvelle responsabilité politique, propose désormais d’agir avant – voir même sans – que le politique légifère.

Une légitimité politique pour l’entreprise qui n’est pas sans conséquence sur un agent qui lui fait face : l’Etat ; si elle n’annonce pas sa disparition, car le capitalisme ne peut fonctionner sans l’existence d’une superstructure juridique, elle le réduit cependant à une « technorationalité » pour reprendre une formule de Pierre Musso, c’est-à-dire à une entité de gestion et de « décisionnisme ».

Extension du domaine de l’entreprise

Pour éviter de se retrouver totalement dépolitisé dans un contexte rendu d’autant plus compliqué par une crise démocratique de représentation, le politique tente désespérément de se raccrocher au wagon en parodiant l’entreprise.

C’est ainsi que l’on a pu constater durant la présidentielle et cette semi-campagne législative l’utilisation de l’expression « raison d’être » qui sert, originellement, à résumer ce qu’est l’ADN d’une entreprise pour accompagner le déploiement de sa RSE. « Nous devons définir la raison d’être de la droite », a déclaré le maire de Cannes, David Lisnard ; « la lutte contre les inégalités et les discriminations est la raison d’être du PS », lit-on dans les arguments internes du Parti socialiste. L’expression se retrouve de part et d’autre de l’échiquier politique, servant à répondre à des formations politiques en recherche d’identité. Les verts ne sont pas en reste puisqu’ils proposent d’entériner ce nouvel état de fait qui accélère pourtant l’obsolescence du politique : « La consolidation progressive par la loi des avancées en matière sociale et environnementale de ces entreprises sera également un gage d’amélioration des pratiques, d’éthique et de transformation des processus de production ».

Très souvent, une entreprise qui veut réaffirmer, revisiter ou enrichir sa raison d’être, sa mission et ses valeurs a recours au rebranding. Cela passe le plus souvent par un changement de nom qui permet de se démarquer. Le groupe PPR (Pinault-Printemps-La Redoute) devient Kering, Total devient Total Énergies et Facebook décide se renomme Meta. Par facilité ou par opportunisme le parti présidentiel est passé en quelques années d’ « En Marche » à « La République en Marche » pour devenir, aujourd’hui, « Renaissance ». Cette dernière formation se regroupe avec « Horizons et le Modem », sous une marque ombrelle : « Ensemble citoyens ». A noter que le « Front national » est devenu «  « Rassemblement national » et que le « Parti de gauche » a aussi changé de nom à un rythme soutenu : « Front de gauche », « La France insoumise » et a recours, aussi, à la marque ombrelle NUPES.

Reste cependant un point de taille qui diffère sensiblement du modèle entrepreneurial : la prise en compte et le respect des points de vue des parties prenantes lorsqu’il s’agit de définir les stratégies, autrement appelé démocratie interne. Apparemment, l’intelligence collective qui est de plus en plus recherchée, défendue, encensée en entreprise est le parent pauvre des organisations politiques. A moins que l’annonce dernièrement d’Emmanuel Macron de créer un Conseil national de la refondation vienne combler ce vide…

Vers une dystopie cyberpunk ?

Au vu de ces évolutions, on est en droit de s’interroger sur l’opportunité de l’avènement récent « des chefs de l’Etat-entreprise » ; il est loin d’être certain que cela inversera la tendance. Si le politique souhaite se repolitiser il sera bien obligé d’étendre à son tour son domaine d’action, qui « ne pourra s’opérer que par une extension de la citoyenneté au-delà de la sphère publique, notamment dans l’entreprise ».

En l’absence de réaction du politique, il est fort probable que la dystopie d’un monde géré par des corporations muées en puissances politico-culturelles ne devienne une réalité

Voulons-nous d’un monde géré par la cybernétique et le management ? La question se pose car en l’absence de réaction du politique, il est fort probable que la dystopie d’un monde géré par des corporations muées en puissances politico-culturelles ne devienne une réalité.

 

Cet article a également été publié sur Usbek&Rica.