Une semaine après que l’Affaire Gamestop ait défrayé la chronique, on apprenait que la plateforme Netflix et Hollywood se battaient déjà pour acquérir les droits de cet événement presque trop romanesque pour être vrai. Si le sujet n’est pas ici de décrypter la mécanique ayant permis à une poignée de hackers de faire trembler Wall Street, il est fascinant d’observer la récupération quasi instantanée de l’événement par Netflix et la MGM – dont les meilleurs scénaristes s’attèlent déjà à son adaptation pour les écrans. Au point de nous faire ressentir un étrange malaise face à cette interchangeabilité apparente entre le fait et sa mise en fiction.

 Le réel et son double

Véritable prophète de notre modernité numérique, le philosophe Jean Baudrilllard avait anticipé ce nouveau régime de réalité dès Simulacre et simulation (Galilée, 1985) sous le terme de “Virtuel”. Dans la pensée de Baudrillard, le Virtuel n’est pas tout à fait duplication du réel. “Penser cela, écrit Ludovic Leonelli dans “La Séduction Baudrillard” (ENSBA, avril 2007), c’est rester prisonnier d’une pensée qui part d’un clivage entre ce qui est manifeste et ce qui est latent – comme le platonisme ou la psychanalyse.” Pourtant, toute la pensée moderne, de Platon à Kant en passant par Hegel ou même Marx, s’est construite sur sur ce besoin d’une alternative à la réalité, d’un “réel et de son double” pour reprendre la célèbre formule de Clément Rosset. Sans cette duplication, le présent, dans son immédiate et irréductible étrangeté, serait trop inquiétant.

Pour le philosophe, l’Homme a toujours eu besoin du détour de la représentation, comprise dans ses configurations les plus diverses – de sa mise en récit artistique, philosophique, métaphysique ou psychanalytique, afin, dit-il “d’éroder l’insoutenable vigueur du réel et d’en permettre l’assimilation sous les espèces d’un double plus digeste que l’original dans sa crudité première.” Si l’on suit la pensée de Baudrillard, nous avons tout simplement franchi un nouveau stade anthropologique où cette dichotomie traditionnelle entre la réalité et sa représentation est désormais caduque – ou plutôt, qui procède à “la fusion et l’indétermination immédiate de ces deux niveaux”.

Le règne du Virtuel

En analysant ce phénomène, Baudrillard ne se situe ni sur le terrain de la morale, ni, surtout, sur celui de la vérité. Ni plus vrai, ni plus faux que les régimes de réalité qui l’ont précédé, le Virtuel est présenté comme la prolongation logique du progrès de la technique, qui permet que l’évènement – l’Affaire Game Stop, par exemple – ne se distingue plus de l’écran – sa sérialisation immédiate sur les plateformes de VOD.

On pourrait en dire de même de nombreuses formes de réalités immédiatement accaparées par nos écrans. Dans la sphère médiatique ou politique, d’abord, où l’accélération du temps ne cesse de rétrécir l’espace séparant le “fait” de sa récupération en “information”. Selon Rémy Rieffel, sociologue des médias et professeur à l’université Paris II Panthéon-Assas, ce changement de paradigme majeur doit largement à un double phénomène survenu bien avant le triomphe des réseaux sociaux : la généralisation de la télévision, couplée la transformation du traitement médiatique des conflits internationaux après la Guerre froide, qui donnent naissance à la fameuse “couverture en direct”.

Cette contamination du Virtuel n’épargne pas non plus le domaine de la littérature. Pris par l’urgence de son immédiate transformation sérielle, les scénaristes de Games of Thrones n’ont même pas attendu l’achèvement de l’œuvre romanesque de George RR Martin pour achever leur produit. Sans aller aussi loin, la préférence donnée au feuilleton dans la structure narrative de nombreux romans contemporains – chapitres courts, efficacité du récit, rebondissements à la pelle – montre que c’est désormais à la littérature de se conformer aux codes de la série, et non l’inverse… Au risque, sinon, de ne jamais faire passer le cap de l’édition dans un secteur en crise où la vente des droits d’adaptation est devenu un enjeu majeur.

Vers la sérialisation immédiate de nos vies ?

Mais poussons la logique encore plus loin : dans quelle mesure cette “perfusion mentale” du Virtuel ne procède pas également à ce phénomène d’indétermination entre notre vie “réelle” et sa représentation ? Le génie des GAFA est d’avoir su créer les formats narratifs propices à cette fusion immédiate de ces deux régimes de réalité, voire à la création d’événements réels « vécus » en vue de leur mise en ligne immédiate. Tandis que le discours sur soi, sous toutes ses formes, impliquait autrefois une forme de mise à distance partielle des faits pour les appréhender dans toutes leurs dimensions, la massification des écrans abolit ainsi le temps de la réflexivité, plongeant notre conscience dans une forme de présent continu. Les “stories”, par exemple, abolissent ainsi temps vécu et temps narré.

On pourrait accumuler les raisons qui justifient leur immense succès. La plus puissante est probablement leur capacité à supprimer toute “l’inquiétante étrangeté” du réel – celle-là même qui ressurgit dès lors que l’écart se creuse à nouveau entre notre vie réellement vécue et sa mise à distance. Dans le prolongement de cet argument, la “storie” participe également à l’entretien d’une logique de déni face à toute forme de morsure du réel : elle nous permet de créer ou de sélectionner les événements de notre vie que l’on souhaite valoriser et met à notre disposition d’innombrables artifices pour embellir cette réalité déjà largement filtrée par notre conscience.

Comment ne pas comprendre, dès lors, la tentation de se lover dans ces petites bulles narratives jusqu’à ne plus vouloir en sortir ? Dans son dernier essai, La Civilisation du cocon (Arkhê, mars 2021), le journaliste Vincent Cocquebert nous enjoint pourtant à échapper à cet univers matriciel “domestique, moelleux et jouissif” qui nous écarte toujours plus de notre planète et de celles et ceux qui l’habitent avec nous. Au risque, sinon, que “seul brille le signe vidé de son concept, dans un ciel voué au simulacre mental et au confort pataphysique de nos métropoles… »

Elena SCAPPATICCI