Journée Officielle de Lutte contre le Prêt-à-Penser  (5/8) | Le 17 novembre dernier, l’agence Bona fidé organisait à La Gaité Lyrique la première Journée Officielle de Lutte contre le Prêt-à-Penser. Tout ce qu’on cantonnait il n’y a pas si longtemps dans la sphère privée, voire intime, s’affiche désormais au grand jour : c’était le thème de l’une de nos huit tables rondes.

La discussion était animée par la journaliste et productrice de radio Louise Tourret, épaulée par Arthur De Grave, directeur associé chez Bona fidé. Cet article vous propose une – longue – synthèse de cette réflexion collective.

Parmi les participants :

  • Rebecca Amsellem, Rédactrice de la newsletter hebdomadaire Les Glorieuses, essayiste.
  • Laurence Korenian, Déléguée adjointe à la communication du ministère de la Culture
  • Mariah Camargo de Staal, Direction de la communication et de la marque – Responsable Voyageurs et image de marque – RATPGroup

Accepter les gens tels qu’ils sont, tels qu’ils se vivent, tels qu’ils se voient ? De prime abord, tout le monde, autour de la table, était d’accord. Depuis le berceau, nous avions toutes et tous été éduqués — éduqué.e.s ? Zut, les ennuis commencent ! — dans l’idée que la tolérance, c’était tout de même bien mieux que l’intolérance. Alors pas de problème, pas de débat ? Les choses auraient pu en rester là. Sauf que nous avions encore 40 minutes devant nous, que les autres groupes autour de nous avaient l’air de prendre leur sujet diablement au sérieux, et qu’il nous faudrait à la fin restituer la substance de nos réflexions sur scène. Damned.

Au travail, donc. Procès en wokisme d’un côté, en trans-homo-grosso-islamo-phobie (rayez la mention inutile) de l’autre… Il faut bien reconnaître que les questions de genre, de préférences sexuelles, de religion — tout ce qu’on range en vrac dans la catégorie des questions « sociétales » avec un vague mépris – hystérisent polarisent le débat public comme aucune autre. Il doit bien y avoir une raison à cela.

Il nous fallait fournir un effort pour sortir de nous-mêmes et tâcher de nous mettre dans la peau de quelque chroniqueur de Cnews amateur de poutine (le plat national canadien, pas l’autocrate) ou de quelque philosophe de plateaux à la barbe poivre et sel et à la voix suave.

Alors, où est le problème ?

Pourquoi ces deux-là se mettent-ils à pousser des cris de pygargue — il n’y a pas d’orfraie au Québec, et la suavité de la voix du philosophe nous interdit de la rapprocher du cri d’un volatile quelconque — à l’évocation de gens qui se mettent à revendiquer haut et fort, dans l’espace public, tel ou tel trait de personnalité, telle ou telle appartenance ? Où se trouve, à leurs yeux, n’ayons pas peur des mots, le péril civilisationnel ?

Tout part peut-être de là : articuler ce qui relève du particulier avec l’universel, ce n’est pas une mince affaire, au point que les philosophes politiques s’arrachent les cheveux sur la question depuis au moins les années 370 av. J.-C et la publication de la République de Platon.

Or, pour beaucoup, dont notre philosophe à barbe poivre et sel, la république, dans sa version moderne et surtout, française, était ce régime au sein duquel l’individu et l’idéal universaliste avaient fini par s’installer dans une relation stable et harmonieuse. Il y avait bien eu par le passé quelques tâtonnements, comme en cette année 1793, où chacun pouvait être soupçonné du fait qu’il conservait ses déterminations propres qui l’empêchaient de fait d’incarner le parfait Citoyen avec un C- majuscule (nous vous renvoyons à l’interprétation que fit Hegel de la Terreur), mais enfin, dans l’ensemble, au fil des ajustements comme la loi de 1905 ou le droit de vote pour les femmes en 1944, nous avions abouti à un compromis qui se tenait. Et voici toutes ces nouvelles revendications particulières qui viennent le faire voler en éclats. Avouez que c’est rageant, quand on pensait l’histoire finie, sinon la fin de l’Histoire. Premier point.

Deuxième point, qui n’est pas sans lien avec le précédent : aux yeux que quelqu’un qui adhère au libéralisme au sens philosophique du terme, il existe une sphère privée et une sphère publique, et surtout, une frontière bien définie entre les deux. Traduction : vous faites ce que vous voulez dans la première dans les limites fixées par la loi (mouvantes selon que vous vous définirez comme un libéral de gauche ou un libertarien hardcore) mais dans la seconde, on attendra de vous fassiez preuve d’une certaine retenue. L’ostentation, quelle qu’elle soit, n’a pas bonne presse en terre républicaine. C’est ainsi que tenaient les choses, jusqu’à une date récente.

Qui n’a jamais discuté avec, sans vouloir tomber dans le boomer-bashing (c’était le sujet d’un autre atelier), un représentant de la génération d’après-guerre se défendant par exemple d’être homophobe de la manière suivante : « Les gens font ce qu’ils veulent dans leur chambre à coucher, mais ils ne sont pas obligés de se tenir la main dans la rue ! ». C’est qu’ils avaient le sentiment que l’apparition de comportements nouveaux dans l’espace public n’exigeait pas d’eux une simple acceptation, mais bien une validation. Et nous parlons de gens qui avaient peut-être pratiqué l’amour libre lors du summer of love de 1969, ou a minima chantonné Brassens dans leur jeunesse : « Les amoureux qui s’bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics, en s’foutant pas mal des regards obliques des passants honnêtes ».

Une immixtion mal venue, et donc mal vécue, du Moi dans le domaine public, aggravée par le règne généralisé des réseaux sociaux… TikTok, Instagram et consorts ne sont-ils pas les terrains d’élection de cette culture du narcissisme dont Christopher Lasch observait les premiers pas il y a plus de quarante ans ?

Ce stagiaire, qui débarque au bureau en jupe longue et cheveux vert fluo, n’a-t-il pas confondu une tour à la Défense avec ses stories Insta ? Tout cela n’est-il pas lié ? C’est au fond ce qu’en pense notre chroniqueur dopé au sirop d’érable. Que l’espace public — ou pire, l’espace de travail — puisse devenir un espace d’expression et non seulement une sorte de zone franche où les individus contractent les uns avec les autres, voilà qui vient percuter frontalement certaines convictions bien établies et jusqu’alors majoritaires de quelque côté qu’on se situe du spectre politique. Vivement le retour de l’uniforme à l’école pour en finir avec cette chienlit !

Enfin, troisième et dernier point, le terme vague de wokisme traduit vraisemblablement une crainte d’importer sous nos latitudes les dérives intellectuelles qui ont cours outre-Atlantique. Et ça, en France, par principe, c’est comme la malbouffe : on n’aime pas trop ça. Communautarisme, gender studies, french theory — ah, tiens, étrange — non merci ! D’autant qu’il faut bien admettre que les États-Unis sont aujourd’hui un pays fracturé, et que si nous pouvions éviter de reproduire leur guerre civile larvée entre Red necks post-trumpistes et Social Justice Warriors, nous ne nous en porterions pas plus mal. Dont acte.

Globalement, vous saisissez l’idée générale : c’est la République qu’on assassine.

Alors c’est grave docteur ? Existe-t-il un remède ?

Comme souvent, le remède découle de manière évidente du diagnostic. Car il y un angle mort manifeste dans les raisonnements exposés ci-dessus. Ces derniers opèrent en effet une double-réduction : la première rabat l’universel sur le neutre, la seconde ramène le neutre en question aux traits singuliers d’un homme blanc, hétérosexuel, économiquement à l’aise et membre attitré du « cercle de la raison ». Satisfait de l’ordre social tel qu’il est, quitte à glorifier les révolutions du passé, mais plutôt du genre à avoir sifflé la fin de la récré depuis bien longtemps.

Cette bande de tolérance, qui semblait autrefois suffisamment large, paraît aujourd’hui bien étroite. Autrement dit, l’espace public était faussement neutre, il va donc falloir remettre une pièce dans la machine pour continuer à avancer vers la réalisation de l’idéal universaliste. Zut.

Comment s’y prend-on ? Déjà, cela peut sembler idiot, mais on laisse du temps au temps. Les mutations anthropologiques se déploient dans le temps long, sur plusieurs générations. Fut un temps où une femme en pantalon provoquait un scandale. Il y a dix ans, la loi sur le mariage pour tous a mis des millions de personnes dans la rue. Quelqu’un envisage-t-il sérieusement de revenir dessus à l’heure actuelle ?

Cela ne signifie pas conférer à la « génération Z » un pouvoir transformateur foncièrement progressiste (les lectures générationnelles essentialisantes et psychologisantes sont toujours un peu idiotes). Non, tous les ados d’aujourd’hui ne finiront pas gender-fluid à multiplier les caprices de diva dans l’open space (qu’ils auront de toute façon fui, mais là encore, c’est la thématique d’un autre atelier). Simplement, leur seuil de tolérance, ce qu’ils ou elles considéreront comme fondé à s’exprimer dans l’espace public, sera très probablement différent de celui de leurs parents et grands-parents. Ce qui est normal, non ?

D’où une deuxième considération : il faut sans doute se détendre un peu — « ça va bien se passer », comme disait l’autre — et dédramatiser. La violence et la polarisation du débat constatées aujourd’hui ne reflètent qu’un état transitoire. Les excès constatés des deux côtés sont en effet le symptôme d’une lutte pour décaler la fenêtre d’Overton (l’ensemble des idées et pratiques considérées comme acceptables dans l’espace public dans une société donnée à un instant T). Le niveau d’intensité finira par retomber. Si vous croyez que les débats sur la laïcité ou les congés payés se sont déroulés sans accroc ni violence, il est peut-être temps de ressortir votre Berstein et Milza qui prend la poussière dans un coin de votre bibliothèque !

Cela dit, que fait-on en attendant ? À chaque institution, à chaque organisation, à chaque entreprise de poser un cadre, fût-il provisoire, et de fixer des règles communes et explicites. Éviter de laisser perdurer une situation de flou, génératrice d’angoisse et de mécompréhensions. Et en visant, si possible, un degré maximal de généralité pour éviter de se perdre dans une multiplication de micro-règles particulières. Mine de rien, nous sommes en France, et 52 genres possibles sur Tinder, ça nous fera toujours un peu rigoler.

Et à partir de là, où allons-nous ?

D’ici 2037, et sans doute avant, il ne fait pas vraiment de doute que la fumée sera retombée, que la fenêtre d’Overton se sera décalée et/ou élargie, et que notre chroniqueur québécois et notre philosophe à voix suave auront de nouveaux motifs d’inquiétude dont nous n’avons même pas encore idée. Accepter les gens tels qu’ils sont dans l’espace public, cela ne posera vraisemblablement plus de problème.

Avec toutefois deux dangers identifiés, qui pourraient ou bien ralentir le processus de normalisation, ou bien l’entraîner dans une dérive peu engageante.

Le premier : que les évolutions des mentalités ne concernent qu’un cercle étroit de citadins CSP+, les « gens de n’importe où » (anywhere) décrits par David Goodhart, laissant le « peuple des quelque part » (somewhere), sur le bord de la route. Dans une société foncièrement archipélisée, pour reprendre le lexique cher à Jérôme Fourquet, cette dérive n’est pas impossible, avec à terme une boucle de rétroaction négative incontrôlable, l’effet venant amplifier et approfondir sa cause. Un dégât collatéral de l’effort de déplacement de la fenêtre. De ce point de vue, la campagne lancée par le Planning Familial évoquant les hommes enceints n’était peut-être pas la meilleure des idées du point de vue de la stratégie de communication…

Le second : que la possibilité accrue d’expression du Moi dans les différents pans de la sphère publique ne dégénère en une injonction permanente à être soi, avec des conséquences psychologiques désastreuses, dont les souffrances déjà bien réelles des ados sommés de constamment se mettre en scène sur les réseaux sociaux ne sont peut-être qu’un avant-goût. Se rappeler que Je est un autre, voilà une bonne façon d’éviter de tomber dans le panneau de la fatigue d’être soi[1].

[1] Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi – dépression et société, ed. Odile Jacob, 1998