Léon Festinger est un psychosociologue américain resté célèbre par sa théorie de la dissonance cognitive que, dans un récent ouvrage, Jean-Marc Gancille a ainsi résumée : « plus nous savons, moins nous croyons à ce que nous savons » (1). Via la dissonance cognitive, le sujet d’étude de Léon Festinger était bien de mesurer la façon dont les humains s’accommodent plus ou moins bien des tensions générées par des éléments en apparence incompatibles. Mort en 1989, il aurait adoré notre 21e siècle.
La dissonance y est à son comble.
D’un côté les preuves concrètes, choisies parmi des dizaines d’autres, de la catastrophe écologique en cours :
- l’absence totale d’effets tangibles sur la courbe du réchauffement depuis le protocole de Kyoto (1997)
- la production de plastiques multipliée par deux depuis 2000, des plastiques dont 91% des déchets occasionnés ne sont pas recyclés
- le franchissement du seuil de 75% des terres endommagées par l’homme
- la surexploitation de 33% du stock de poissons en 2015 (contre 10% en 1974)
- le chiffre de 60 milliards d’animaux d’élevages abattus chaque année, occasionnant une empreinte écologique majeure
De l’autre, pour contrer ces mauvais augures, le règne des solutions individuelles et locales.
Individuelles puisqu’en se démultipliant à l’infini, les bonnes pratiques de chacun nous sauveront de l’effondrement annoncé. Ce « solutionnisme individuel » (Jean-Marc Gancille) entend « mobiliser les émotions au profit d’un nouveau récit positif », celui d’un monde ressourcé par une production et une consommation devenues vertueuses. Locales puisque la démultiplication des réalisations et solutions portées par les territoires tisseront au plus profond de nos pays une véritable tapisserie d’écosystèmes vertueux.
Le problème actuel auquel nous sommes confrontés est que tout cela ne permet pas de créer un nouveau système dont nous avons, dont nous aurons, tant besoin. Ce « nouveau » système doit pouvoir s’affranchir de trois « biais » pour être réellement performant : l’intensité énergétique de l’économie, un risque de décalage encore trop important entre le moment où l’on pense le changement et le moment où il produit ses effets, et enfin, l’absolue nécessité d’intégrer au cœur du fonctionnement de ce nouveau système, l’intérêt général.
D’abord la question centrale de l’intensité énergétique de l’économie. Depuis 1970 et de façon constante, un point de PIB entraine une augmentation de 0,6% de l’énergie primaire.
Les spécialistes du GIEC utilisent l’équation de Kaya. Le total des émissions s’y calcule comme le produit de quatre facteurs : la population, le PIB par habitant, l’intensité énergétique et le contenu en CO2 de l’énergie consommée. De fait, la hausse constante des émissions de CO2 résulte bien de la progression mondiale du PIB par habitant, de la croissance de la population et du ralentissement de l’amélioration de l’intensité énergétique du PIB.
Résultats parmi d’autres :
- si tous les humains vivaient comme les français, il faudrait 2,79 planètes, 4, 97 si c’est comme un américain
- le poids carbone d’un français est de 10,7 tonnes de CO2 en 2016, six fois plus que l’objectif de la conférence de Paris
- 70 milliards de tonnes de matières premières ont été extraites dans le monde en 2010 contre 22 milliards en 1970
- le jour du dépassement est passé du 31 décembre en 1986 au 1er aout en 2018
- nous sommes entrés dans la 6e extinction de masse (les disparitions d’espèces ont été multipliées par 100 depuis un siècle, plus de 50% des animaux ont disparu depuis quarante ans) ; l’homme, représentant 0,01% de la biomasse terrestre, a entrainé la disparition de 83% de tous les mammifères sauvages
Ensuite la question du décalage temporel entre l’action et les résultats. La situation d’aujourd’hui, toutes les données dégradées que nous constatons, sont le résultat des émissions faites dans les années 70 et 80. Tous les voyants étant au rouge, et aucun des objectifs énoncés dans les différentes conférences climat n’étant en passe d’être même approché aujourd’hui, les paramètres dans vingt ou trente ans sont assez aisés à imaginer.
Enfin la question de l’intérêt général. Selon le rapport OXFAM de 2018, 50% de la population n’a pas touché le moindre bénéfice de la croissance mondiale, lorsque les 1% les plus riches en empochait 82%. Les atteintes écologiques massives portées à notre planète se font au profit de très peu d’humains, et des communs essentiels sont exploités au détriment des intérêts les plus manifestes de la plupart d’entre nous.
Est-ce à dire qu’il faut abandonner les solutions individuelles et locales ? Pas le moins du monde. On peut juste ambitionner qu’elles se développent dans le cadre de changements systémiques suffisamment significatifs pour que, cumulées et démultipliées selon des régulations nouvelles et des objectifs repensés, elles soient réellement susceptibles de constituer ce que Robert King Merton nomme une « prophétie auto-réalisatrice ». Pour cela, il faut changer la croyance, et pas uniquement les croyants.
« Eviter l’ingérable et gérer l’inévitable » pour reprendre l’heureuse expression du climatologue Robert Vautard, cela signifie peut-être que le chacun s’articule avec un nouveau tout, que le micro s’emboite dans un nouveau macro, et que le local s’articule avec un nouveau global ? Les limites de l’Anthropocène, qui ne cessent de s’affirmer à nous avec force, rendent la question aussi urgente que légitime.
Thierry GERMAIN
Thierry GERMAIN
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