Entre les manifestations du mois de mars dernier à Sainte-Soline, celles contre l’autoroute A69 à Toulouse, la démission du maire de Saint-Brevin-les-Pins, les attaques de permanences parlementaires, les multiples menaces épistolaires et numériques contre les élus, la radicalité et la violence politique ne cessent de faire la une de l’actualité. Nous assistons à une forme d’extension du domaine de la Zone à Défendre (ZAD) – depuis la contestation contre le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes – sur l’ensemble du territoire ; à tel point que la carte de Reporterre, qui localise et répertorie les grands projets « agricoles, industriels et d’aménagement inutiles », en est devenue illisible tellement elle comporte de points !
La violence politique est cependant loin d’être un phénomène nouveau. En effet, les organisations Action Directe en France, Fraction armée rouge en Allemagne ou encore les Brigades rouges en Italie ensanglantaient déjà l’Europe durant les années de plomb. Ce qui est nouveau, ce n’est pas tant la multiplication des faits qu’un profond changement dans leur nature, et une montée en puissance des mouvements dits sociétaux.
La science politique1 distingue cinq grands types de violence politique : la violence idéologique (portée notamment par les extrêmes), la violence religieuse, la violence indépendantiste, la violence professionnelle issue des combats syndicaux et la violence sociétale, pour défendre des causes. Si la violence idéologique, dans une société qui se polarise et se conflictualise de plus en plus, a tendance à monter, c’est néanmoins la violence sociétale qui constitue la plus grande nouveauté. Depuis les années 1980, nous constatons un recul des violences indépendantistes avec, en parallèle, la montée en puissance de mouvements sociétaux et une colère grandissante contre la démocratie représentative.
Radiographie des « NMS »
Désormais, lorsque l’on pense radicalité, on pense aux Nouveaux Mouvements Sociaux, les NMS, qui déploient des modes d’actions militants qui n’ont plus grand-chose à voir avec les modes de lutte traditionnels ; en témoignent par exemple les récentes attaques à la soupe en conserve de chefs d’œuvre dans les musées européens. L’action se radicalise au sens où elle est plus directe, et utilise activisme, happening et une désobéissance civile assumée comme le cœur de sa dynamique. Les mouvements sont désormais agiles, désintermédiés, dépourvus de toute structure, de toute figure de leader. Les collectifs ont remplacé les organisations, la figure du chef a été totalement aspirée au profit de mouvements sans visages, tel celui des contrôleurs SNCF en décembre dernier organisé sur Facebook. Personne ne connaît le nom des dirigeants de Just Stop Oil et d’Extinction Rebellion. La négociation avec ces mouvements s’avère, de fait, bien plus complexe que durant l’âge d’or du syndicalisme, d’autant plus qu’ils sont désormais dotés d’une dimension internationale, organisée autour d’écoles de formations, de mobilisations européennes, puisque les causes sont universelles.
Changement dans les modes d’action et les structures, changement également dans les causes. Les combats sont à présent post-matérialistes, c’est-à-dire que les cibles ont évolué, pointant bien plus les enjeux sociétaux ou climatiques que ceux relatifs aux questions sociales ou directement politiques. La culture du zapping modifie l’engagement et permet facilement et rapidement de passer d’une cause à une autre. La sociologie militante évolue également, avec des activistes majoritairement issus des catégories socio- professionnelles favorisées et des jeunes à haut capital scolaire et culturel.
La sociologie décrit ainsi le passage d’un militantisme « total du passé » à un militantisme « distancié » du présent. Militantisme « total » pour une implication intense et un attachement identitaire fort à l’organisation syndicale ou partisane ; militantisme « distancié » pour un engagement plus volatil, à la carte, aux degrés de participation fluctuants selon la cause à défendre. Le timbre de la carte du militant « total », symbole fort de son attachement au groupe, est remplacé par le post-it, une adhésion facilement détachable, qui n’implique aucun lien durable et solide.
Ainsi se développent des minorités actives qui sont capables de peser sur le débat public, comme l’ont été les zadistes de Notre-Dame-des-Landes qui, après une dizaine d’années de lutte et d’occupation des lieux, ont réussi en 2018 à faire plier le gouvernement. Il n’y a désormais plus besoin d’être majoritaire pour s’inscrire dans un réel rapport de force. C’est pour cela que des projets majoritairement soutenus peuvent, par le biais de l’activisme, de la pression sur les élus, être freinés. L’exemple du tunnel euralpin Lyon-Turin en est une preuve éclairante : malgré un soutien de la population s’élevant à 78% dans la Maurienne et 65% dans la vallée de la Suse, ces territoires sont en proie à de multiples protestations et actions de contestation.
La radicalisation, produit d’une double désillusion
La création de nouveaux modes d’actions militants provient au fond d’une double impuissance, et d’une
double désillusion :
- l’impuissance du politique à régler les problèmes de fond, globaux comme ceux du quotidien. 82% des Français considèrent que les politiques ne comprennent pas « les gens comme eux » et 77% qu’ils sont « déconnectés » de la réalité et ne suivent que leurs intérêts propres.
- l’impuissance du mouvement social traditionnel à obtenir des résultats. Malgré son ampleur, malgré son enracinement, et même s’il a pu contribuer à restaurer l’image des syndicats, le mouvement contre les retraites a été Une énième défaite depuis des décennies, si l’on excepte le cas très particulier des Gilets Jaunes. Ces défaites nourrissent une radicalisation de l’opinion et une légitimation croissante de la violence, qui se constitue en seule solution pour obtenir des résultats. Les Gilets Jaunes ont montré qu’elle pouvait payer. Ainsi, durant le conflit social sur les retraites, deux tiers des actifs disaient comprendre les blocages, entre 40% et 50% disant même les souhaiter : des taux records sur de tels indicateurs d’opinion. Un tiers des jeunes et des membres des classes populaires considèrent que la violence est acceptable pour se faire entendre aujourd’hui.
Radicalité vs. conflictualité
Cause ou conséquence, la radicalité croissante de la rue et du terrain fait écho à celle du débat public et politique. L’échange rationnel, la discussion, la confrontation pacifique des points de vue sont asphyxiés par les coups de communication, les punchlines, le clash, le buzz, et parfois les insultes ; avec de vrais effets de lassitude sur l’opinion publique. Plus d’un Français sur deux se dit ainsi, dans une note publiée par la fondation Jean Jaurès, en situation de fatigue informationnelle, principalement en raison de l’agressivité perçue du débat public.
D’où notre intuition et notre thèse : l’opinion attend bien plus une radicalité des solutions au sens étymologique du terme (c’est-à-dire qu’on prenne les problèmes à la racine pour les résoudre) et une réorientation des politiques publiques qu’une hyper-conflictualité médiatique et politique. Tant que cette attente ne sera pas satisfaite, les phénomènes de radicalisation de l’opinion, des opinions, des mouvements sociaux et des modes d’action militants continueront de croître.
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1 Voir le livre référence sur le sujet : Violences politiques en France sous la direction d’Isabelle SOMMIER. Presses de ScPo. 2021.
Une bibliographie pour aller plus loin… :
- La démocratie bousculée d’Antoine BRISTIELLE (2023)
- Les émotions contre la démocratie d’Eve ILLOUZ (2022)
- Histoire du Parlement : de 1789 à nos jours de Jean GARRIGUES (2007)
- La fin des militants ? de Jacques ION (1997)
- L’État spectacle de Roger-Gérard SCHWARTZENBERG (1978)