Vingt-huit centimètres de longueur de jambe et de minceur irréels, un sourire pastel surmonté de deux grands yeux bleus et d’une tignasse blonde oxydée… Peu d’objets incarnent autant l’idéal féminin du siècle dernier que la poupée Barbie. Inventé en 1959 dans l’Amérique post-industrielle, le jouet iconique distribué par Mattel a traversé les époques, miniaturisant des évolutions à la fois historiques, culturelles et sociologiques des aspirations à la féminité.

En soixante ans d’existence, Barbie ne s’est pourtant pas cantonnée aux uniformes d’infirmières, d’hôtesse de l’air ou de vétérinaire. Embrassant plus de cent cinquante métiers, Barbie a tour à tour été officier de police, candidate à la présidence à quatre reprises et astronaute dès 1965. Plus récemment, elle a pris les traits de l’escrimeuse Ibtihaj Muhammad, première sportive voilée à participer aux Jeux Olympiques, de l’aviatrice Amelia Earhart ou encore de cinq scientifiques et soignantes s’étant illustrées pendant la crise du covid, parmi lesquelles Sarah Gilbert, co-créatrice du vaccin d’AstraZeneca.

Cinquante nuances de rose bonbon

Depuis 2016, Mattel s’est lancé un nouveau défi, celui de faire voler en éclat les mensurations de la jolie blonde, pour les adapter à celles de la silhouette des jeunes filles normales. Des poupées rondes, petites et grandes sortent désormais des usines Mattel. Et la marque ne s’arrête pas en si bon chemin : la saison 2022 de la série Fashionistas comportent désormais un Ken atteint de vitiligo, une Barbie en fauteuil roulant et dotée d’une prothèse en lieu et place de ses longues jambes.  En tout, ce sont plus de 175 nouveaux « looks » chargés de représenter la diversité dans la société.

L’objectif affiché est celui de transformer la poupée en porte-étendard d’une société plus respectueuse des différences de chacun. « Il est important que les enfants se reconnaissent dans nos produits, qu’ils puissent être encouragés à jouer avec des poupées qui ne leur ressemblent pas, pour les aider à comprendre et célébrer l’importance de l’inclusivité » précisait à ce titre Lisa McKnight, vice-présidente de la marque Barbie pour Mattel. Ne plus enfermer les jeunes filles dans une vision caricaturale de la féminité, mais nourrir « le potentiel illimité en chaque fille », en déclinant la jolie demoiselle en autant de silhouettes qu’il y a de bigarrures dans nos sociétés. Atteinte d’alopécie, queer, petite ou en fauteuil roulant, Barbie a donc fait son entrée dans le monde « réel ».

Le jouet taille mannequin a ainsi su reprendre à son compte les grands questionnements autour de la responsabilité sociale de l’entreprise. Il faut dire que Barbie arrive dans la vie d’une jeune fille à un âge critique, celui de la petite enfance, où les segmentations marketing aux allures rose bonbon ne sont pas sans créer des crispations bien légitimes.

En parallèle de cette ode à la diversité, Mattel communiquait dans un mini-film diffusé sur Instagram sur les résultats d’une étude menée par des neuroscientifiques de l’Université de Cardiff, affirmant que jouer avec des poupées développait des attitudes d’empathie chez les petites filles. Mobilisant trente-trois enfants âgés de quatre à huit ans, l’étude montrait que l’activité de la région du lobe temporal postérieur était surinvestie au moment où les enfants bavardaient avec leur Barbie. En comparaison, les tablettes et autres jouets interactifs freineraient le développement du langage et des aptitudes sociales. Une opposition entre interfaces numériques et jouets bien physiques qui a de quoi séduire – eu égard notamment aux révélations de la lanceuse d’alerte Frances Haugen sur Instagram.

Les efforts « d’inclusivité » opérés dans la stratégie marketing auraient-ils eu raison du torrent de critiques à l’encontre de la Barbie Malibu ?

Ce qui est certain, c’est que le tournant pris par la marque se révèle payant, en tout cas si on regarde les chiffres : Mattel affiche une hausse de 20% de vente depuis la sortie de ces poupées qui, chauves, petites ou à la coupe afro, affichent fièrement « leurs » différences.

L’inclusivité dans un moule en plastique

Ce ciel bleu de bienveillance est pourtant bel et bien obstrué par un nuage loin d’être insignifiant : celui du plastique. Pour Barbie, le plastique n’est pas qu’un matériau, c’est aussi une condition de production, celle de la série et du découpage de la réalité, de son formatage à l’infini.

Ce qui est en plastique ne peut pas être transformé. Il peut, au mieux, être dégradé : je peux couper les cheveux de ma poupée, lui arracher les membres, la recouvrir de peinture… Mais ce ne sera plus Barbie car la petite poupée n’ouvre aux possibles que ceux que l’on peut acheter : accessoires, nouvelles tenues et désormais prothèse et fauteuil roulant. À la figure en plastique précède le moule qui fige la forme, et, partant, l’imaginaire.

Il n’est pas anodin que les œuvres artistiques des années 60 visant la société de consommation, aient fait de la poupée l’une de leurs principales mascottes. Née dans l’univers des Pin-up dans les années 60, Barbie incarne un idéal bien américain que l’artiste Andy Warhol a su débusquer dans une série de tableau sur Marilyn Monroe. Le Pop art, souvent confondu avec la célébration du glamour, est en effet une critique de la production d’un imaginaire en série, lisse et lénifiant.

L’exploration picturale de ces icônes de l’« american way of life » se conclura d’ailleurs chez Warhol, par un concours de circonstances, par une œuvre intitulée « Portrait de Billy Boy », représentant le portrait de la célèbre poupée. De Christopher Lasch à Adam Curtis, en passant par Jean-François Lyotard, les philosophes se sont aussi attardés sur l’émergence d’un culte du corps et de la personnalité narcissique s’épanouissant dans le body building ou les articles de prêt-à-porter.

Il est donc malin de la part de Mattel de se diversifier, en mettant en circulation des modèles de poupée qui vont soulager la conscience des parents, les mieux intentionnés du monde. Le problème, c’est qu’on ne fait pas disparaître la bimbo derrière le gimmick du handicap. Car le plastique nie la réalité concrète et forcément singulière, du handicap, ne saisissant de la différence que ce qu’elle a de stéréotypée. Lorsque Barbie se campe sur un fauteuil, rapetisse ou perd ses cheveux, elle ne produit pas « la » différence, mais du « même ».  Peu importe le nombre de déclinaison, Mattel demeure un fabricant d’imaginaires en série.

Que répondre à votre fille qui veut une Barbie pour Noël ?

L’histoire raconte que Ruth Handler, l’une des fondatrices de Mattel, eu l’idée de Barbie, une poupée mannequin en trois dimensions en regardant sa petite fille Barbara jouer avec des poupées de papier. Et si, respecter l’imaginaire de vos petites têtes blondes, consistait précisément à retrouver ces poupées de papier ?

C’est ce qu’aurait pu défendre le pédopsychiatre Donald Winnicott, qui expliquait que le jouet crée un espace potentiel entre la mère et l’enfant, permettant aux plus petits de comprendre leur inscription dans le monde et d’apprendre à nouer des relations saines avec les autres : « C’est en jouant, et seulement en jouant, que l’individu, enfant ou adulte, est capable d’être créatif et d’utiliser sa personnalité tout entière. C’est seulement en étant créatif que l’individu découvre le soi. (…) c’est seulement en jouant que la communication est possible » (Jeu et réalité, l’espace potentiel, 1971).

Or le papier, en plus d’être recyclable, est aussi le support de toutes les transformations, ouvrant l’imaginaire à des possibles qui sont eux, moins travaillés par les stéréotypes.