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Les files d’attente, symboles des fractures de la société française post-COVID ?

Observateur infatigable des us et coutumes de ses concitoyens depuis près de cinquante ans, le photographe…

Observateur infatigable des us et coutumes de ses concitoyens depuis près de cinquante ans, le photographe britannique Martin Parr ne pouvait manquer d’immortaliser sur sa pellicule l’apparition, durant la pandémie, d’un nouveau phénomène : l’omniprésence des files d’attente. Même pour les sujets de la reine Elizabeth II, internationalement reconnus pour avoir élevé la pratique au rang d’art, leur généralisation subite dans les commerces, administrations ou autres lieux publics n’a pas manqué d’en déstabiliser plus d’un. Comme un peu partout dans le monde, ces nouveaux temps morts introduits dans leur vie quotidienne par les règles de distanciation sociale ont forcé les Anglais à composer avec un élément ayant peu ou prou disparu de nos vies : l’attente.

 

Comme le notait dès 2003 Nicole Aubert, sociologue et psychologue, nos sociétés “hypermodernes” se caractérisent par trois nouvelles façons de vivre le temps : urgence, instantanéité et immédiateté. Une réalité observable aussi bien dans notre rapport au travail, gangréné, selon elle, par l’obsession productiviste, que dans nos relations interpersonnelles mais aussi – et surtout – dans nos pratiques de consommation, désormais soumises au régime du “tout, tout de suite”.

 

Jusqu’à ce que la pandémie surgisse dans nos vies, ce phénomène d’accélération avait d’ailleurs fait des files d’attente le fléau de l’expérience client. Et pour cause ! Selon une étude Harris Interactive, en 2017, la perspective de faire la queue dissuadait 78 % des Français d’entrer dans un magasin… De la grande distribution au prêt-à-porter, en passant par l’industrie du divertissement, chacun travaillait à l’optimisation des files d’attente, voire à leur disparition pure et simple, à coup d’automatisation des caisses, de click & collect, drive et autre ticket coupe-file. Et, lorsque cela se révélait impossible, la “science de la file” – savant mélange de physique et de mathématiques saupoudré d’une bonne dose de psychologie – était mobilisée pour donner à notre sentiment d’ennui la forme d’une “attente heureuse”, comme le détaillait récemment Richard Charles Larson, un professeur du MIT passé maître en la matière, au point de se voir affublé du surnom de “Dr Queue”.

 

“D’attente heureuse”, il n’aura certainement pas été question durant le confinement. Certes, pour les plus isolés d’entre nous, les files d’attente ont pu constituer l’un des derniers lieux possibles de socialisation, un ersatz d’expression du collectif. Mais, pour une grande majorité, le spectacle de ces files spectaculaires a surtout exercé un effet repoussoir, avec pour conséquence principale, particulièrement dans le secteur de l’alimentation, d’accélérer  de façon spectaculaire des tendances de consommation déjà présentes en amont de la pandémie : basculement vers l’achat en ligne, choix des commerces de proximité ou des magasins de producteurs locaux plutôt que des chaînes de grande distribution…

 

A cet égard, les files d’attente auront d’abord été un puissant révélateur de fractures que la pandémie n’aura fait qu’accentuer : une fracture numérique, d’abord, avec un fossé générationnel très net entre les plus jeunes, rompus aux nouveaux usages du numérique – pour qui la période de confinement aura été l’occasion d’intégrer dans la durée la commande en ligne dans leur quotidien – et les seniors, contraints de se déplacer pour leurs achats ; une fracture territoriale : les queues les plus spectaculaires observées durant le confinement ont principalement été localisées dans les zones dites “périphériques”, ultime témoignage de la raréfaction des commerces de proximité dans les centre-ville des petites et moyennes villes de l’hexagone.

 

Fracture sociale, également, comme le soulignait Nathalie Damery, cofondatrice de l’Observatoire société et consommation (Obsoco), qui, interrogée par le journal Le Monde, analysait la dimension politique des queues de plus d’une heure observées en certains endroits pour décrocher son droit d’entrée à l’hypermarché : « Les gens ne peuvent pas s’offrir le luxe du commerce de proximité. Ils sont à la recherche des prix les plus bas. Il leur faut donc arbitrer sur place. »

 

Fracture culturelle, enfin : les innombrables commentaires indignés suscités par la circulation, sur les réseaux sociaux, des photographies des files d’attente provoquées par la réouverture de certaines chaînes de fastfood ou de prêt-à-porter, montrent que le confinement n’a fait que radicaliser la polarisation déjà existante entre les partisans d’une consommation plus sobre et plus éclairée – majoritairement les CSP des grandes villes – et un ventre mou de la population française, toujours très attaché à l’hyperconsommation et au mode de vie qui lui est corrélé.

 

C’est le constat posé par Philippe Moati, co-fondateur de l’Obsoco, pour qui “la crise actuelle risque d’accélérer la division de la société en deux parts pas du tout égales : ceux qui vont vouloir accélérer la transition vers autre chose et ceux qui ont hâte de retrouver le monde d’avant, avec toutes les frustrations que cela risque d’engendrer, frustrations qui seront causées par la crise économique et ses conséquences sur les plus modestes.” Une fois encore, cette paupérisation annoncée  trouve déjà sa triste matérialisation dans les longues files de chômeurs observées devant les agences Pôle-Emploi, notamment en Seine Saint-Denis – le département le plus pauvre de France – actuellement confronté à un afflux de nouveaux demandeurs d’emploi.

Publié le 6/08/2020

Elena SCAPPATICCI

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Tags : Consommation Divers Post

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