Connaissez-vous le “lipstick index” ? Théorisé par l’empereur de l’industrie de la beauté Léonard Lauder, il établit une corrélation inverse entre les ventes de rouge à lèvres et le niveau de l’activité économique mondiale. Et, de fait, au cours du XXe siècle, les ventes de bâton rouge ont vaillamment résisté à toutes les secousses de l’histoire : Grande dépression, Première et Seconde guerre mondiale, crise des subprimes… Jusqu’à ce qu’une pandémie mondiale rende son usage dérisoire. Le célèbre petit tube n’est pas le seul à avoir subi le contrecoup de la pandémie. Dès le mois d’avril, le cabinet Nielsen indiquait que le secteur du maquillage enregistrait une baisse globale de 47%. En juillet, une étude IFOP nous apprenait que les femmes françaises s’étaient deux fois moins “pomponnées” pendant le confinement.
La mise en suspens provisoire des interactions sociales aurait-elle eu l’effet d’un déclic face à cet autre “masque” que les femmes affichent depuis des millénaires dans l’espace public ? Un petit tour sur les réseaux sociaux – et particulièrement sur Instagram, nouveau baromètre incontournable des tendances beauté, pourrait nous le faire croire. Oubliez “l’insta-face” – soit ce visage redessiné jusqu’à l’excès à force de contouring et autres palettes de fards ultra pigmentées – des plus grandes stars jusqu’aux anonymes, il est désormais de bon ton d’afficher un teint “no make up”.
Ce retour à une forme de “naturalisme” n’a pas attendu l’épidémie pour se déployer. Ultime déclinaison d’une quête d’authenticité qui, chez les citadines, s’exprime aussi bien dans le choix de leur baguette de pain que dans celui de leur pot de crème hydratante, la tendance force d’ores et déjà moult marques “brandées” pour coller aux usages d’Instagram à rétropédaler. Plus simple, plus clean, plus green ; pour Sir John, “make-up artist” de Beyoncé (un gage de qualité), ces nouveaux critères d’exigence confortés par le confinement s’inscrivent dans une nouvelle conception de la beauté beaucoup plus englobante, à la frontière du développement personnel : “Les femmes ont été recluses chez elles pendant des mois et leur peau s’est habituée à ne pas porter de fond de teint en permanence. Elles ont davantage pris soin d’elle, se sont concentrées sur leur santé et leur bien-être. Tout cela a des conséquences : désormais, couvrir son visage de fond de teint du front au menton semble être la chose la moins moderne du monde.”
En bref, Mesdames, si vous souhaitez être moderne – voire transgressive ! – préférez Manon des Sources à Kylie Jenner. Preuve en est que si les produits de maquillage “traditionnels” accusent le contrecoup de la pandémie, les produits de soin pour la peau, eux, se portent fort bien. Reste LA question qui divise la planète féministe : ce “naturel” retrouvé signifie-t-il un progrès dans l’acceptation de soi ? Pas forcément. Il en appelle simplement à des artifices plus subtils qu’un fard à paupière criard ou un parfait contouring. Comme le résume à merveille le dernier slogan en date d’une grande chaîne de distribution : “la beauté naturelle, ça se travaille”.
Dans une interview accordée au Monde en 2019, l’historienne de la beauté Anne de Marnhac distingue ce naturel “fantasmé” d’une mise à nue véritablement libératrice : “Cette frontière entre nature et artifice a commencé à devenir floue dans les années 2000, lorsque des produits hybrides ont fait leur apparition”, explique-t-elle. “Des fonds de teint anti âge, des crèmes vertes pour les peaux rouges, des poudres dites « actives » (…) Le naturel n’a rien à voir avec la nudité crue, il se travaille en plusieurs étapes minutieuses.” Sans oublier tout le package lifestyle qui entoure la conquête d’un teint naturellement éclatant, synonyme de bonne santé : massages, spa, pilates, yoga, séances de méditation…
Il n’est donc pas certain que l’abandon d’un maquillage plus ostentatoire signale une véritable émancipation à l’égard des injonctions qui continuent de peser sur les femmes dans l’espace public. Enserrant la beauté dans une quête de soi marchandisée dans tous ses aspects, il élargit, à l’inverse, le champ déjà fort vaste des prérequis exigés pour cocher les cases d’une féminité épanouie.
Qu’il constitue un nouvel outil de distinction sociale, en revanche, la chose est certaine. Parce qu’il a un coût et réclame du temps, d’abord, mais aussi parce qu’il se construit en réaction à des anti modèles : “Il est évident que beaucoup de femmes ne se reconnaissent pas dans certains modèles féminins qu’elles jugent vulgaires. Elles préfèrent se montrer aussi pures qu’une icône religieuse plutôt que de risquer de ressembler aux stars de la télé-réalité ou à certaines chanteuses dénudées”, analyse Anne de Marnhac. “Elles disent « je suis vraie », donc « les autres sont fausses »”. Pandémie ou non, chacun(e) avance donc masqué(e) dans l’espace public… Avec ou sans rouge à lèvres.
Elena Scappaticci
Elena SCAPPATICCI
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