Pratiquer le bowling (ou le foot) en club contribue à la bonne santé d’une société. C’est la constatation que fait, à la fin des années 1990, le politologue Robert Putnam dans un article puis dans un ouvrage resté célèbre, Bowling Alone. Observant la chute du nombre d’Américains adhérant à une fédération sportive, à un syndicat, à un parti politique, à une association de parents d’élèves ou aux scouts, le chercheur diagnostique un déclin de l’âge d’or de la démocratie américaine. La théorie de Putnam repose sur la notion de capital social, l’ensemble des liens sociaux dont la qualité et l’intensité fonctionnent comme une glue sociale entre les individus. Il se montre en particulier sensible au rôle des contacts sociaux informels et de voisinage. Par opposition aux liens forts qui nous unissent à nos proches et à notre famille, ces liens faibles nous relient aux gens qui appartiennent à des groupes sociaux éloignés du nôtre, favorisant l’empathie et l’ouverture. Or c’est très précisément ce type de lien social de faible intensité (conversations de machine café, de bistrot ou de vestiaire) que les confinements ont contribué à éroder, sinon à couper, ne nous laissant que les seuls liens essentiels pour faire société.

Dans la continuité des analyses pionnières de Robert Putnam, un récent article de The Atlantic décrit une tendance chez les parents à renoncer à l’entretien des liens d’amitié au profit de l’éducation de leurs enfants. « D’une certaine façon, les parents d’aujourd’hui semblent nourrir l’espoir que leurs enfants leur fourniront le sens et le soutien que les générations qui les ont précédés recevaient de leurs amis adultes, de leurs loisirs et de leur participation à des activités associatives ». Plus près de chez nous, la sociologue Claire Bidart remarque que nos réseaux tournent en rond et en boucle depuis la crise sanitaire et l’obligation de réduire ses contacts avec l’extérieur : « il n’y a pas de nouvelles rencontres », « les liens plus légers, plus fluides […] ne sont pas recréés puisqu’il n’y a plus de contextes concrets. On risque de s’enfermer dans des petits cercles homogènes », pronostiquait la directrice de recherche au CNRS entre deux confinements.

Le brassage et la mixité sont ainsi à l’arrêt depuis un an. Les mots totem que nous employons sont les marqueurs de ces préoccupations croissantes : bulle, refuge, repli, oasis, entre-soi, séparatisme, sécession, archipel ou encore safe space. Dans un essai inventif, le journaliste Vincent Cocquebert ausculte les conséquences politiques et sociales de ce cocooning généralisé (lire notre interview de l’auteur dans cette édition). À force d’évoluer dans « un lounge idéologique », écrit-il, dans lequel les aspérités du monde social peuvent être gommées, et forts de la micro-sécession qu’a représenté l’expérience du confinement, nous risquons de ne pas souhaiter reprendre la conversation là où nous l’avions interrompue avant la survenue de l’épidémie : « la déchirure du tissu social pourrait ne jamais être réparée », écrit-il. En France, la nouveauté tient dans le fait que les élites éducatives elles-mêmes sont tentées par la fuite (une échappée belle qui se manifeste par l’envie de reconversion professionnelle ou de relocalisation à la campagne), alors même que ses membres représentaient la classe des intermédiaires et médiateurs sociaux par excellence.

Des économistes de l’Observatoire du Bien-être ont su utiliser les travaux de Robert Putnam pour développer le concept de solitude sociale, marquant son influence sur le plan de la qualité de vie en général tout en soulignant ses effets dans le domaine politique, avec un lien établi entre le sentiment de défiance interpersonnelle et le vote d’extrême droite.

Putnam attribuait une part de la crise du lien à la tendance des Américains à déménager fréquemment et à s’établir dans les banlieues résidentielles. Il isolait également un facteur technologique, à l’époque la télévision câblée et la cassette VHS, qui avaient eu pour conséquence de domicilier et de privatiser les moments de loisir. En 2021, les bulles algorithmiques jouent ce rôle de causalité diabolique. Que cette explication tienne globalement la route ou qu’elle masque un mal plus profond qui lui préexistait importe finalement moins que l’issue d’une telle polarisation : les bulles, qu’elles soient économiques, sociales ou numériques, finissent toujours par éclater.

Thierry GERMAIN et Jean-Laurent CASSELY