Le 31 Mars dernier, Gia Kourlas, critique au New York Times, publiait un très beau papier centré sur la manière dont la pandémie avait fait naître une “nouvelle chorégraphie humaine” dans l’espace public : “Le coronavirus a créé quelque chose d’absolument fascinant”, notait-elle, “une nouvelle façon de se déplacer, une nouvelle manière de danser dans les rues”. De fait, la menace latente d’une éventuelle contamination aura permis de rappeler les mille et un petits rituels auxquels se soumettent nos corps dans l’espace public. Bise, accolade, poignée de main… La plupart de ces gestes demeurent si profondément ancrés en nous que, plusieurs jours après le début de la pandémie, les vieux réflexes surgissaient encore, nous imposant une vigilance accrue face à nos corps trop prompts à vouloir créer du “contact”. Ainsi, selon une enquête du cabinet Elabe, réalisée pour la chaîne d’infos BFMTV, le 11 Mars dernier, 66% des Français continuaient à se faire la bise…
Si nous avons tant de mal à nous en défaire, c’est que la bise ou la poignée de main, par exemple, appartiennent à ce que le sociologue et linguiste Erving Goffmann désigne comme les “signes du lien” – ces multiples petites interactions non verbales qui fixent immédiatement la nature des rapports entre individus dans l’espace public, des “relations anonymes” aux “relations ancrées”. Longtemps cantonnée au cercle familial ou aux amis proches, la bise, notamment, est devenue la marque de l’appartenance à un même groupe, un signe de reconnaissance entre individus, notamment au travail. Autant dire qu’une fois abolis ces petits rituels, l’indistinction règne. Au risque de l’anarchie ?
Plus ou moins conscients du trouble identitaire dans lequel nous plonge leur mise en suspens provisoire, nous tentons vaille que vaille de combler ce vide. Quels nouveaux gestes adopter face à un ami cher ? Un amant en devenir ? Un collègue de bureau ? Du premier date au rendez-vous professionnel, chaque situation du quotidien occasionne son lot de questionnements, avec toujours, en arrière-fonds, ce corps qui tâtonne. La pratique de la bise, plus encore que tous les autres petits rituels de salutation, occasionne son lot de situations embarrassantes. La France semble désormais divisée entre ceux qui, d’un côté, ont fait le choix de conjuguer l’épidémie au passé et la pratiquent à tout va, et ceux qui, horrifiés – dénoncent leur inconscience. Une voie médiane consiste désormais à demander au préalable l’autorisation à son interlocuteur…
Cette solution présente au moins le mérite d’introduire la notion de consentement dans des pratiques jusqu’alors peu ou pas remises en cause, comme le remarquait avec un brin de délectation la journaliste féministe Titiou Lecoq au début du confinement. “Le coronavirus aura eu au moins un avantage, soulager les femmes qui, au travail, en avaient marre de se forcer à avoir ce contact physique avec certains de leurs collègues. Parce qu’en vrai, on peut partager une fiche de poste et pas sa salive”, estimait-elle. Une conviction qui semble largement partagée puisque, selon un sondage Qapa rendu public le 6 avril dernier, 72% des Français ne feront plus la bise à leurs collègues une fois la menace du coronavirus disparue…
Plus largement, la pandémie actuelle sonnera-t-elle véritablement le glas de la culture du contact à la française ? Selon Dominique Picard, psycho-sociologue, professeure des universités et autrice de Politesse, savoir-vivre et relations sociales (Que sais-je ?, 2019), interrogée par Konbini, “on peut faire l’hypothèse que le sourire, (même avec les yeux si on porte un masque), la voix et les gestes vont prendre plus d’importance.” De son côté, la sémiologue Élodie Mielczareck, sur FranceInfo, prophétise un renforcement du poids des mots proportionnel au déclin des éléments de communication non-verbale impliquant le toucher…
Ce changement de paradigme – s’il a lieu – serait loin d’être anodin. Comme l’explique Catherine Kerbrat-Orecchioni, Professeur en sciences du langage à l’université Lumière – Lyon-II et membre du Groupe de recherches sur les interactions communicatives du CNRS, “l’ethos de proximité” que valorise notre société en de nombreuses occasions – notamment à travers ses nombreux rituels de contact – repose sur le postulat que “les interlocuteurs peuvent et doivent afficher un comportement symétrique et égalitaire”, par opposition à “l’éthique hiérarchique” opérant, par exemple, au Japon. De là à faire de la bise un symbole de notre belle fraternité républicaine… Le débat est ouvert !
Elena SCAPPATICCI
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