Un espace de transgression cathartique
Mais si Kant n’était pas particulièrement réputé pour ses qualités de serial noceur, la sidération ayant gagné la population française suite à ces nouvelles mesures rappelle à quel point la “fête” et ses multiples avatars (apéritif dans les bars, soirées en club, etc.) constituent un “fait social total” – pour reprendre l’expression employée par l’anthropologue Emmanuelle Lallement – un rituel indispensable à la collectivité car synonyme de “suspension de la routine”. “La fête détruit ou abolit, pour tout le temps qu’elle dure, les représentations, les codes, les règles par lesquels les sociétés se défendent contre l’agression naturelle”, rappelle de son côté, dans son essai majeur Fêtes et civilisations, l’anthropologue Jean Duvignaud. Elle est ce rituel qui contourne tous les autres tout en assurant leur maintien, cet espace de transgression cathartique et récréatif où les individus se libèrent collectivement, au moins pour quelques heures, des différents impératifs auxquels ils sont soumis.
La fête est aussi, bien entendu, un lieu de rencontre et d’interaction indispensable au maintien du lien social, comme le rappelle dans une tribune parue dans Libération le philosophe Thierry Paquot. Supprimer les horaires qui lui sont en principe associés, introduire cette modification radicale du “temps vécu” qu’induit la mise en place du couvre-feu pourrait, selon lui, engendrer des effets pathologiques et psychologiques sur la population dont on peine encore à cerner l’ampleur.
Vers de nouvelles formes de convivialité ?
Faut-il être aussi pessimiste ? Une forme de résilience semble déjà à l’œuvre dans la population, qui s’incarne dans l’invention de nouveaux modes de convivialité plus compatibles avec le respect des nouvelles règles en vigueur. Entre autres exemples amusants, Lyon – gardienne historique du patrimoine gastronomique français et de toute une culture de “l’art de vivre” à la Française – a relancé une vieille tradition tombée en désuétude, le « mâchon » matinal, sorte d’ancêtre de notre brunch dominical. Une manière comme une autre de recréer un esprit festif dans le strict respect des gestes barrières tout en sauvant, au passage, le business des fameux “bouchons lyonnais”.
Les théâtres et salles de concert se sont également rapidement adapté en avançant l’horaire de leurs spectacles à 17h ou 18h afin de “permettre aux spectateurs d’assister aux représentations sans qu’elles ne soient inscrites au forceps entre la sortie du bureau et la crainte d’une amende”, comme l’explique Eric Ruf, patron de la Comédie française. Du côté de l’hôtellerie, on voit également se multiplier les formules “dîner-dodo”. Le PDG du groupe hôtelier Accor, Sébastien Bazin, a ainsi déclaré le 20 octobre dernier sur France Inter que les « propriétaires volontaires » d’établissements exploitant ses enseignes (Ibis, Sofitel, Novotel, Mercure, Pullman…) pourraient proposer aux restaurateurs de leur quartier de « prendre possession de (leur) restaurant d’hôtel […] accueillir leurs clients de quartier et faire en sorte que ces clients viennent faire dodo chez nous [les hôtels du groupe, ndlr] à un prix coûtant ».
Un tournant managérial s’impose
Reste à savoir si les employeurs seront prêts à remodeler les horaires de travail de leurs salariés afin que ceux-ci puissent s’offrir ces sas de décompression – et de socialisation, même très limitée. En guise d’inspiration, pourquoi ne pas se tourner du côté de nos voisins européens dont la journée de travail commence un peu avant nous mais se termine également plus tôt, comme en Angleterre ? Ou se résoudre enfin, tout simplement, à introduire davantage de flexibilité dans l’aménagement des horaires journaliers des salariés ? Sans ce virage managérial, le risque est grand de voir se multiplier des formes de dissidences festives durant le couvre-feu (soirées clandestines, etc.) potentiellement très éloignées des recommandations de nos deux Emmanuel… Et extrêmement dommageables sur le plan sanitaire.
Elena SCAPPATICCI
Elena SCAPPATICCI
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