Une communication qui ne rencontre pas les expériences et les représentations individuelles peut-elle être efficace ? Dans un contexte de défiance généralisée, brandir les statistiques « rationnelles légales » de l’Insee peut-il véritablement modifier un ressenti, une perception ?
Sur la question du pouvoir d’achat, la parole présidentielle et gouvernementale n’est pas performative : il ne suffit pas de dire qu’il a augmenté pour que cela le soit dans l’esprit des Français. Le président de la République se trouve en conséquence confronté à l’ombre menaçante d’une insatisfaction qui a déjà fait plusieurs victimes par le passé. Le pouvoir d’achat peut être un vrai serial killer électoral.
Il a tué Lionel Jospin, en 2002. On a souvent mis en avant la question de l’insécurité pour expliquer la déroute de la gauche. On a oublié combien la question du pouvoir d’achat, peut-être de manière plus insidieuse et souterraine, avait aussi fragilisé la candidature du leader du Parti socialiste (PS). Premier ministre, Lionel Jospin perd 20 points de popularité avant l’échec électoral des municipales de 2001, à la suite (déjà !) d’une hausse du prix des carburants exaspérant l’opinion. Il ne s’en remettra plus, jusqu’au crash du 21 avril.
La chute de Sarkozy et de Hollande
La gauche paie, ce jour-là, d’avoir donné la priorité au temps contre l’argent dans la mise en œuvre des trente-cinq heures. L’arbitrage est gagnant pour les cadres, et leur forfait réduction du temps de travail (RTT) qui allonge leurs congés, perdant pour les ouvriers et employés, qui, pour quelques inutiles minutes de pause en plus, voient leurs salaires gelés. La « modération salariale » est mal vécue par ceux qui subissent le plus fortement la contrainte financière : les classes populaires se détournent du candidat du PS lors du premier tour de l’élection présidentielle, le menant à sa perte.
Il a tué Nicolas Sarkozy, en 2012. Elu sur la promesse du « travailler plus pour gagner plus », le président sortant est battu sur sa non ou sur sa mauvaise concrétisation. L’austérité post-crise financière et la hausse des impôts ont eu raison, dans les perceptions des Français, de la défiscalisation des heures supplémentaires.
Il a contribué à l’empêchement de François Hollande en 2017, l’alourdissement de la fiscalité ayant largement participé à grever définitivement la popularité du président socialiste. Il a continué son parcours depuis. Porté par un mouvement inédit et spontané, il a surgi vêtu de « gilets jaunes » sur les ronds-points et fait trembler le pouvoir.
Aucun politique n’incarne le pouvoir d’achat
Le gouvernement a lâché un peu de lest, insuffisamment toutefois pour qu’il ne revienne plus menaçant à l’aube de l’élection qui s’annonce. En 2021, le pouvoir d’achat rôde plus que jamais dans la campagne. Il est en tête de la hiérarchie des préoccupations des Français dans tous les baromètres d’opinion. Devant la sécurité. Devant l’environnement et le climat. Devant l’immigration.
Conscient du danger, voyant le risque se rapprocher, Emmanuel Macron tente de se protéger en sortant le carnet de chèques. Chèque énergie pour faire face à l’augmentation du coût de l’électricité et du gaz ; chèque inflation pour tenter de compenser la hausse du prix du carburant et l’on voit déjà poindre à l’horizon un chèque alimentation en cas de poursuite de la hausse des prix des denrées alimentaires de base… Des rustines qui ne règlent pas le problème de fond.
Disons-le clairement : le pouvoir d’achat est devenu un serpent de mer, parce que le politique ne sait plus traiter la question et a perdu sa crédibilité sur le sujet. Aucun parti, aucune personnalité, à l’extrême gauche, à gauche, à droite, à l’extrême droite n’incarne pour les Français la défense du pouvoir d’achat, aujourd’hui.
Le mur des perceptions
Cette défense a de fait, depuis des décennies, été laissée aux intérêts privés et à la grande distribution qui, elle, n’a cessé de batailler pour se positionner en défenseur du porte-monnaie des Français. Gel du point d’indice, absence de coup de pouce au smic, désindexation des salaires, hausse de la fiscalité et du coût de la vie… Le politique, lui, a abandonné le terrain, a déserté ce quotidien des Français et a même abandonné l’idée de politiques structurelles d’amélioration du niveau de vie.
Pis, la communication officielle a accru le décalage et la défiance, les discours sur la maîtrise de l’inflation et l’amélioration du pouvoir d’achat des Français tenus systématiquement lors de chaque quinquennat apparaissant de plus en plus décalés par rapport au ressenti. Dans les perceptions de l’opinion, l’effet ciseau est terrible : les coûts contraints de la vie (logement, énergie, transports…) paraissent augmenter quand les salaires semblent stagner, réduisant de fait le pouvoir de vivre. Le ressenti balaie chiffres et statistiques.
Tous les gouvernements ont dit vouloir agir, tous se sont heurtés au mur des perceptions. Ceux qui ont tenté quelques baisses d’impôts ont fait le constat cruel qu’elles passaient inaperçues. La dernière en date comme les autres : immédiatement engloutie par les effets des hausses de prix de l’énergie, des carburants et des matières premières, la suppression de la taxe d’habitation n’a pas donné aux Français le sentiment que le gouvernement servait le pouvoir d’achat.
La question des salaires
Au fond, le problème prospère depuis des décennies sur un tabou, celui de l’augmentation des salaires. Même la gauche (gouvernementale, en tout cas) n’a osé prononcer ces mots pendant plus de vingt ans ! De primes sans cotisations aux chèques, en passant par la défiscalisation ou quelques baisses d’impôts conjoncturelles, les gouvernements ont rivalisé d’inventivité pour éviter de parler augmentation des salaires et contourner la seule mesure qui aurait pu être efficace, tangible et lisible pour les Français.
Ce temps du tabou est sans doute révolu. Car l’époque change : aux Etats-Unis, 4,3 millions de salariés ont quitté leur poste au mois d’août 2021, essentiellement en raison de conditions de salaires insatisfaisantes. Un record. En France, les difficultés de recrutement se multiplient, dans le secteur public comme privé.
La « grande démission », comme l’appellent les Américains, modifie les rapports de force sur le marché du travail et vient directement percuter les stratégies publiques (notamment celle d’une absence de hausse du smic depuis des décennies) et celles des employeurs. Il va donc bien falloir parler haut et fort salaires et rémunérations dans cette campagne !
Tribune publiée dans Le Monde.