Souvenez-vous, c’était en 2001 : près de quatre millions de Français se ruaient en salle pour découvrir les mésaventures de Tanguy, jeune trentenaire retournant vivre aux crochets de ses parents, au grand désespoir de ceux-ci. Le succès populaire fut tel que le prénom devint rapidement indissociable d’une jeunesse jugée irresponsable, immature, incapable de basculer dans l’âge adulte.
Crise économique oblige, ce qui pouvait encore apparaître, il y a vingt ans, comme un épiphénomène, a pris de l’ampleur. Pour les jeunes, l’accès au premier emploi stable ne cesse de reculer depuis 2008, passant à 27 ans en moyenne. Rien d’étonnant, donc, à ce que l’âge de décohabitation recule lui aussi, passant de 21 ans, en 2001, à 23 ans, en 2015. Si ces tendances étaient déjà bien présentes avant le début de la pandémie, l’épisode de confinement a jeté une lumière crue sur la vulnérabilité économique des jeunes adultes. A Paris, 28 % des moins de 35 ans auraient quitté leur logement durant la période, la plupart rejoignant leurs parents. Et ce chiffre pourrait s’accroître si les conditions économiques continuent de se dégrader.
Après le mythe du Tanguy, le syndrome de Peter Pan, force est pourtant de constater la résilience de discours pseudo-générationnels et faussement essentialisant, déclinés ces dernières années sous la forme de l’appellation « génération Boomerang ». Les clichés ont la dent dure, particulièrement dans les pays occidentaux où, comme le rappelle la sociologue Sandra Gaviria, traditionnellement, la construction identitaire des jeunes se faisait principalement dans l’éloignement physique de la famille, considéré comme un rite de passage incontournable pour devenir “adulte”. Au moment où la pandémie poussait près de trois millions de jeunes Américains à regagner le bercail, le psychologue Jeffrey Arnett invitait chacun à interroger la pertinence de ce paradigme : “les jeunes arrivent à l’âge adulte au moment où débute une nouvelle ère, mais restent jugés par leurs aînés en fonction des standards des générations précédentes. Or, précisait-t-il, si le système économique ayant justifié le retour de tant d’entre eux au domicile familial ces quinze dernières années peut faire l’objet de critiques, leur réponse à la conjoncture, elle, est parfaitement rationnelle.”
Plutôt que de continuer à voir dans ces retours massifs un “recul”, voire un “échec”, n’est-il pas temps, plutôt, d’admettre qu’ils ont vocation à perdurer, et penser collectivement le passage à l’âge adulte des jeunes générations sur un mode plus solidaire ? A rebours du discours très à la mode du “choc des générations”- récemment actualisé sous la forme “Ok Boomer” – les faits semblent indiquer que l’avenir se construit déjà dans le sens d’un renforcement des liens intergénérationnels. En 2018, 80% des parents français apportaient un soutien financier à leurs enfants âgés de 18 à 24 ans. “La situation économique est telle, note le sociologue Claude Martin, que les parents qui en ont la possibilité semblent obligés d’investir de plus en plus de ressources pour leurs enfants qui font face à des difficultés économiques et sociales croissantes lors de leur transition vers l’âge adulte. ”
Mais ce que la période de confinement aura permis de révéler, c’est que cette solidarité ne s’exprime pas à sens unique, loin s’en faut, et qu’elle se décline bien au-delà des seuls aspects matériels. Comme le rappelait dans son dernier ouvrage le journaliste Vincent Cocquebert, dynamiteur en chef du présumé “choc des générations”, la plupart des études réalisées sur les jeunes adultes démontrent le retour d’un fort attachement à la cellule familiale, redevenue une source de soutien affectif et moral très forte, notamment pendant la pandémie. Les jeunes expriment également une solidarité croissante envers leurs aînés. Cette solidarité n’a fait que croître lors du confinement, puisqu’une première étude indique une augmentation de 40% des intentions de solidarité intergénérationnelle chez les 18-24 ans durant la période.
Demeure pourtant cet écart persistant entre la réalité des pratiques dans la sphère intime – une importance croissante accordée à la famille et un resserrement des liens intergénérationnels – et un débat public dominé par l’éternelle rengaine de la lutte des âges, empêchant les décideurs publics de tirer les enseignements de ces mutations sociétales. “Il faudrait parvenir à dé-domicilier cette solidarité, indique Vincent Cocquebert. “Aujourd’hui, nous assistons à une sorte de privatisation des solidarités intergénérationnelles, symptomatique de l’archipellisation de notre société. Nous devons parvenir à comprendre que les bouleversements actuels, au sein de la famille, nous indiquent un mode d’organisation sociale et des types de solidarité qui fonctionnent et pourraient être déclinés à plus grande échelle, voire même faire l’objet d’un nouveau pacte générationnel.”
Elena SCAPPATICCI
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