Très régulièrement ces dernières années, les journaux se penchent sur la vie de Fernande Brunel, et cette paisible habitante de l’Ardèche génère ainsi des portraits habituellement réservés aux célébrités. Quel titre de gloire lui vaut une telle attention ? Elle est simplement la dernière habitante de la Cité Blanche, qui fut jadis le berceau industriel du groupe Lafarge.

Le déclin, puis l’abandon, de territoires entiers régis par la mono-industrie rythment l’histoire de nos sociétés industrielles. Il n’est qu’à se plonger dans quelques ouvrages de la plus récente actualité éditoriale pour en prendre pleinement la mesure. Dans Là où nous dansions, Judith Perrignon fait le récit de ce que fut dans les années 2000 la décadence de Détroit, emblème s’il en est de la violence que recèlent parfois les grandes mutations économiques. Et la question du sort de Florange (et plus globalement de l’industrie de l’acier en France) est centrale dans l’évocation par Arnaud Montebourg de ce que furent ses années à la tête de Bercy, dans un ouvrage, L’engagement, qui a rencontré un large public.

Avec la crise actuelle, et plus précisément avec le choc social attendu lorsque cesseront les mesures d’aide et de soutien mises en place par les pouvoirs publics, de tels phénomènes pourraient se reproduire. Que veut dire pour une économie sévèrement perturbée et en profonde mutation le retour à la normale ? Doit-on s’attendre à voir apparaitre dans les prochains mois des « Florange du Covid » ?

Plusieurs médias se sont récemment intéressés à des quartiers entiers de Blagnac largement dévolus aux salariés d’Airbus, et communément appelés « Airbus Ville ». D’autres territoires fort éloignés de Toulouse dépendent également de la sous-traitance de l’avionneur, comme ce village de la Somme dans lequel tout le monde a « un pied dans l’aéro ». Au-delà de la chute d’activité actuelle, on sait que des questions existent sur le devenir du transport aérien dans notre époque hyper-écologique. Volera-t-on toujours autant demain, et l’affolante croissance du secteur constaté avant le Covid n’est-elle désormais qu’un beau souvenir ? Si c’était le cas, quid des espaces urbains largement organisés autour de cette activité ? Certes, nous ne sommes plus dans le maillage serré et paternaliste de ce que furent les implantations anciennes de la mono-industrie (on pense aux cités textiles de l’Est), mais le rapport de dépendance est bien là, s’il a pris d’autres formes.

D’autres secteurs sont porteurs de changements potentiels qui pourraient conduire à une même interrogation sur les liens entre mutations économiques et affaiblissements territoriaux. La grande distribution sortira-t-elle transformée de la double crise sanitaire et écologique, et le temps des vastes implantations péri-urbaines et des méga centres urbains est-il révolu, ou bien le secteur redémarrera-t-il plus fort encore pour répondre à la frénésie consumériste espérée par certains et redoutée par d’autres ? Les stations de ski et activités de montagne sauront-elles s’adapter, et dans quelles conditions, aux impératifs de la transition climatique ainsi qu’aux effets de la crise ? Le secteur de l’immobilier de bureau aura-t-il à affronter une recomposition profonde de ses offres en lien avec la montée en puissance du télétravail ? De la même façon, enfin, combien de secteurs devront-ils revoir leurs modèles d’activités (et donc leurs implantations) si le rebond des villes moyennes, la néo-ruralité et l’exode urbain rebattent les cartes des dynamiques territoriales ? Derrière chaque situation se joue le destin de points de fixation économiques majeurs dans notre pays. Les décisions économiques ne seraient pas sans conséquence sur les équilibres locaux, et laissent à penser que de véritables recompositions territoriales pourraient avoir lieu, qui s’ajouteraient à celles déjà analysées par Pierre Veltz ou Jean Viard par exemple.

Le cas d’Airbus Ville nous permet, à tout le moins, de pointer trois éléments clés : va-t-on utiliser les mêmes méthodes économiques et managériales si de tels virages sectoriels sont à organiser, avec les mêmes conséquences ? Liera-t-on encore demain pour des durées aussi longues une vie, un métier et un territoire, alors que les parcours sont davantage mouvants et fractionnés ? Et que penser de ces villes conçues comme des écosystèmes (« Lafarge était notre maman », dit madame Brunel) à l’heure où une simple connexion haut-débit préside à l’émergence des « zoom towns » ?

Thierry Germain et Jean-Laurent Cassely