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Abécédaire de la réconciliation

D comme Déconnexion

L’élite déconne(cte)-t-elle ?

D comme Déconnexion

 

Quand la droite radicale, ou extrême, peu importe comment on la nomme, frôle les 40 % aux élections européennes, la question ne peut plus être taboue : comment en est on arrivé là ? Que s’est-il passé pour qu’il y ait désormais un terreau aussi favorable au populisme d’extrême droite ?

 

Les causes sont évidemment multiples — économiques, sociales, culturelles — mais le sentiment de distance grandissant entre gouvernants et gouvernés est à l’évidence un puissant carburant dans la dynamique de l’extrême droite. Qu’on en juge par quelques chiffres : 77 % des Français jugent que les hommes et femmes politiques sont « déconnectés de la réalité et ne poursuivent que leurs intérêts », 82 % qu’ils ne se préoccupent pas des « gens comme eux ». C’est le fondement même de la grande déconnexion : l’idée que le politique ne partage pas, ne comprend pas, ne connaît pas le quotidien des Français et ce qu’ils vivent vraiment. Ce sentiment de distance dégrade le rapport au politique : la politique évoque des sentiments négatifs à 72 % des Français, aux premiers rangs desquels la « méfiance » et le « dégoût »*. Cela n’excuse évidemment rien, mais cela dessine aujourd’hui le tableau de fond dans lequel s’exercent et montent les violences et intimidations contre les élus.

En une quinzaine d’années, la popularité moyenne des leaders politiques français a chuté de près de 20 points.

 

Plus profondément encore, cette défiance ébranle les représentations sur le système démocratique. C’est en 2009 que le rapport d’opinion sur le fonctionnement de la démocratie en France a basculé et est devenu négatif. Il ne s’est jamais rétabli depuis, deux tiers des Français considérant aujourd’hui « qu’elle fonctionne mal ». On peut y lire l’effet délétère à long terme du référendum de 2005, qui reste un acte lourd, mémorisé, sédimenté comme symbole de non-respect de la parole du peuple et de déni de démocratie.

 

Il faut savoir parfois en revenir au temps long pour mesurer l’ampleur d’une crise. Celle de notre démocratie et du rapport populaire à la politique se lit dans la baisse tendancielle du taux de popularité des responsables politiques ces dernières années. En une quinzaine d’années, la popularité moyenne des leaders politiques français a chuté de près de 20 points, de 40 % à la fin des années 2000 à près de 20 % aujourd’hui. Dans le même temps, la progression des jugements défavorables moyens a été forte, d’environ 40 % jusque vers 2010, à près de 55 % aujourd’hui. La tendance vaut de manière identique pour les personnalités de droite et de gauche. Qu’il semble loin (et définitivement révolu ?) le temps des grandes popularités, celui des 74 % de Jacques Chirac en janvier 1999, des 73 % de Bernard Kouchner en juillet 1999 ou encore des 67 % de Ségolène Royal en juin 2006 !

 

La défiance de l’opinion, née de la perception que les élites seraient déconnectées, n’est pas une spécificité française. Elle est à la source du Brexit ou de l’élection récente de l’extrême droite en Italie. Néanmoins, son ampleur actuelle relève d’une singularité dans l’Union européenne. Le classement de la France est édifiant dans L’Eurobaromètre — l’enquête quantitative réalisée tous les six mois par la Commission européenne dans les 27 pays de l’UE : l’opinion française est 23e sur 27 concernant la confiance dans son gouvernement national, 26e sur 2 7 pour la confiance dans les partis politiques et dernière quant au sentiment que « les choses vont dans la bonne direction dans son pays » et pour ce qui est de la confiance dans l’UE.

Il n’y a plus de droit à la déconnexion, il y a un devoir de reconnexion.

 

La rupture de 2005 et l’ébranlement structurel de la confiance dans la démocratie et dans ceux qui l’incarnent, le non-respect des promesses et engagements de campagne, les mensonges parfois aussi, l’impuissance du politique à régler les problèmes globaux (climat, inégalités, etc.) comme ceux du quotidien (pouvoir d’achat, sécurité, etc.), la conduite de politiques contraires aux demandes sociales majoritaires (la réforme des retraites en constituant l’exemple le plus récent), une communication politique de « novlangue », parfois de déni et d’euphémisation qui exaspère et accroît la distance et un problème sociologique structurel de représentation sont autant de causes depuis des décennies de la montée de la défiance. Les analyser, c’est aussi dessiner en creux la trace d’un chemin inverse. L’urgence, c’est la reconnexion. Il n’y a plus de droit à la déconnexion, il y a un devoir de reconnexion. Car ce n’est que par la réconciliation avec l’opinion, et donc la mise en place de politiques populaires, au sens noble et non démagogique du terme, qu’on luttera véritablement contre le populisme.

 

*Baromètre de la confiance, Cevipof, 2023.

 

Publié le 1/07/2024

Samuel JEQUIER

Directeur général adjoint

Agrégé de sciences sociales, Samuel Jequier a rejoint Bona fidé en 2021, et y dirige l’Institut, qui veille, analyse, produit et réalise des études qualitatives et quantitatives sur-mesure pour les clients de l’agence. Convaincu de la nécessité de comprendre la société et ses rapports de force, féru de politique et d’analyse des comportement électoraux, il flèche les mouvements, harponne les idées, mouline les tendances, ferre les changements. Et désarme l’ensemble des leurres.

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