Le crash monumental du projet de Super League de football est-il une allégorie du « monde d’après » ? Dans l’interprétation des signaux, forts ou faibles, de ce qui se joue actuellement, la question ne peut être écartée.

En 48 heures, le CAC 40 du football est tombé, et de haut

Fracassé sur le mur de l’opinion, des réseaux sociaux, des gouvernements, des médias et de la résistance populaire. Les clubs, les puissants d’Europe étaient pourtant partis avec leurs armes habituelles, des éléments de langage (« sauver le football de la crise »), un sondage biaisé montrant un fort soutien à leur projet (personne n’avait en effet mentionné dans la question posée que le projet de Super League concurrençait la Ligue des champions et risquait de pénaliser les championnats nationaux), une armée de trolls sur les réseaux sociaux pour en faire la promotion. Rien n’y a fait. Aucun artifice de communication n’a pu masquer la nature d’un projet élitiste, à finalité uniquement financière, au service des plus riches. Les dirigeants de ces clubs sont apparus hors-sol, en oligarchie intéressée et totalement déconnectée des aspirations populaires et des demandes sociales. Ils ont même vu leurs propres parties prenantes, le collectif des joueurs de Liverpool, des entraîneurs comme Pep Guardiola ou Jürgen Klopp, s’opposer publiquement à leur dessein.

« L’arrogance et la puissance ont été balayées »

L’arrogance et la puissance ont été balayées, les contraignant même à démissionner ou à aller à Canossa en demandant publiquement pardon à leurs supporters. Il faut regarder les vidéos des présidents de Liverpool ou Manchester faisant pénitence pour mesurer l’ampleur de la contrition, et de l’humiliation.

Dans cette affaire se sont jouées beaucoup des oppositions, des conflits, des contradictions qui nous traversent : le local, l’ancrage territorial des supporters contre le global et la volonté des clubs d’aller chercher de nouvelles audiences et recettes sur le marché asiatique ; les valeurs, l’éthique, le respect du jeu, de son histoire et de ses aléas contre la recherche effrénée de toujours plus d’argent et de profit ; l’égalité des chances et le mérite contre l’inégalité et l’injustice institutionnalisées. La Super League a été une forme de mini idéal-type des batailles politiques à venir.

Dans cette affaire se sont aussi produites des choses nouvelles, qui méritent d’être relevées :

  • Pour la première fois, en tout cas de façon aussi retentissante et rapide, une élite économique et dirigeante a perdu. Le non à un capitalisme « cupide », « rapace » comme l’a écrit l’Equipe, toujours plus mondialisé et financiarisé, l’a emporté. L’extrême finance a été battue, avant même la prolongation.
  • Pour la première fois depuis longtemps, une alliance inédite, à l’heure de la défiance généralisée, s’est construite entre opinion, médias et gouvernements contre l’oligarchie économique.

Emmanuel macron et Boris Johnson ont réagi avec beaucoup de fermeté, les médias européens ont tiré à boulets rouges sur le projet, les supporters se sont mobilisés dans des actions à haute charge symbolique. « RIP Liverpool » ont déposé sur les grilles de leur stade ceux qui chantent depuis des décennies « You’ll never walk alone » dans les virages d’Anfield. Une forme de lutte de classes ponctuelle et revisitée, d’incarnation étonnante de la volonté générale pour défendre la glorieuse incertitude du sport face à ceux qui veulent en bannir l’aléa, et sauver ce qu’il reste du football de la prédation.

De manière totalement inattendue et imprévisible, le football européen s’est ainsi constitué en deux jours en une forme de bien commun.

Il n’en est pas un bien entendu, mais il a été traité comme tel : un bien appartenant à tous, devant être respecté dans son histoire et son esprit et protégé, tant qu’il est encore possible de le faire, d’un accaparement total et définitif par quelques intérêts privés puissants.

Il ne s’agit pas bien sûr pas de tomber dans la naïveté. Tout ne va pas changer radicalement et le football demeurera une machine à fric. Si elles se sont refait une petite santé dans ce combat, l’UEFA et la FIFA n’en deviendront pas pour autant des institutions exemplaires et intègres, ni engagées au service d’un football populaire protégé des intérêts financiers. Mais il n’empêche, il s’est quand même passé quelque chose dans ces 48 heures. Le coup d’arrêt à la financiarisation toujours plus folle du football fait sens. Dans un contexte où le réchauffement climatique d’abord, la pandémie ensuite, affaiblissent de manière continue le soutien des opinions européennes au capitalisme financier, au libre-échange, à la mondialisation, la débâcle de la Super League est bien une défaite du monde d’avant.

Un symptôme de plus des aspirations majoritaires à clore une ère, celle de l’argent-roi, des riches toujours plus riches, de la mondialisation débridée. Elle ne dit pas forcément ce que sera le monde d’après, elle dit au moins qu’il sera de moins en moins possible de faire comme si. Comme si rien ne changeait, comme si rien ne bougeait. Elle est en cela un signe clair. Et une forme d’avertissement à tous les autres CAC 40.

[1] Titre de l’article : Banderole brandie par les supporters anglais devant le stade de Chelsea à Londres, mardi 20 avril

Samuel JEQUIER