B comme Bonheur
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Je suis utilisé pour mesurer le bien-vivre des populations.
Ma boussole aide les dirigeants et les gouvernements à prendre des décisions depuis des décennies.
J’ai valu à mon inventeur le prix Nobel d’économie.
Mes initiales riment avec progrès, bon élève ou peut mieux faire.
Je suis, je suis…
Le Produit intérieur brut.
Outil de comptabilité créé dans les années 1930, peaufiné dans les années 1940, je fus conçu par l’économiste américain Simon Kuznets. Répondant de manière simple et compréhensible à la demande accrue de mesures du niveau de vie des sociétés, poussé par la macroéconomie keynésienne dont la focale était la demande, je me suis retrouvé malgré moi sur le devant de la scène des mesures au lendemain de la guerre, porté par le besoin de planification économique et par de nouvelles institutions telles que l’ONU, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international.
Proxy de fortune du bien-être, je fus trahi par l’élève de mon créateur, l’économiste John Easterlin, qui démontra en 1974 ce qui deviendrait son paradoxe : l’accroissement de la richesse aux États-Unis n’a pas été accompagné du bien-être escompté. Une grande partie de la population occidentale a compris mes limites, qui, en plus de mon incapacité à traduire le bien-être, opacifie les dégradations environnementales ou le délitement du capital social qui, paradoxalement, m’alimentent par la création de biens économiques répondant à ces problèmes.
Pourtant, mes successeurs peinent à voir le jour tant j’ai été institué à tous les niveaux de la gouvernance internationale. Le bonheur est largement porté par les populations, à tel point que lui aussi est vidé de sa substance. Mais il est perçu comme futile du point de vue des économistes orthodoxes qui siègent encore largement au sein des institutions internationales. Le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi et l’OCDE ont toutefois assuré sa promotion et contribué à ce qu’il soit de plus en plus mis en avant dans les offices de statistiques, les programmes de recherche et les rapports nationaux, régionaux ou locaux.
Pourtant, même là, mon influence reste entière, puisque parmi les différentes acceptions du bonheur, qui vont de l’évaluation de sa vie jusqu’aux affects positifs, les chercheurs et instituts de sondage ont poussé la version du bonheur la plus en lien avec moi ! Parmi toutes les formes de bonheur disponibles, ce sont les formes dites « cognitives » qui ont été mises en avant (ma vie est proche de ce qu’elle pourrait être, je suis satisfait de ma vie) et non celles, plus labiles et plus populaires, d’un bonheur qui ressemblerait à la joie.
Non content d’influencer les politiques publiques depuis sept décennies, j’ai donc même colonisé l’imaginaire du bonheur qui est désormais vu sous le spectre matériel comme une somme de possessions et de manques. Pour reprendre le langage de Cornelius Castoriadis, j’ai donc autant influencé l’institué que l’instituant ; et même si un jour on me remplace, je continuerai à avoir une influence par des voies indirectes. Je crois être résilient.
Gaël Brulé
ChercheurGaël Brulé est sociologue du bonheur, il enseigne à l'Université de Genève en Suisse.