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Vers l’homo cooperans ?

Pour qu’un monde soit monde et que notre civilisation continue d’être, sous une forme ou sous une autre, deux…

Pour qu’un monde soit monde et que notre civilisation continue d’être, sous une forme ou sous une autre, deux ressources sont fondamentalement indispensables : la Terre et les Hommes. Nombreux sont les ouvrages, rapports et articles à se pencher, avec raison, sur l’état bien alarmant de la première. Peut-être était-il temps de se questionner sur les seconds, sans lesquels rien ne sera possible. Rutger Bregman s’y est essayé, et ça déplace plus que la poussière !

 

Sa thèse est radicale (1), et contient rien moins qu’un changement de paradigme dans la conduite des sociétés humaines. Résumons : la plupart des gens sont des gens biens et la civilisation, loin d’être le vernis fragile sous lequel se dissimulerait notre sauvagerie naturelle et notre égoïsme inné, est, ou plutôt pourrait être, notre construction collective et positive.

 

C’est que, voyez-vous, « les idées sont plus que des idées » ; dans l’évolution des choses, les représentations ont autant de pouvoir que les faits. Aussi, le regard que nous portons sur nous-mêmes a-t-il une importance fondamentale. Si notre conviction est faite de la confiance que nous pouvons nous accorder les uns aux autres, si l’esprit de coopération l’emporte sur le réflexe de compétition, si le progrès redevient non l’accumulation compulsive d’objets mais l’aboutissement de conquêtes collectives, alors tout redevient possible dans l’anthropocène.

 

Pour la plupart des penseurs et experts de la collapsologie , l’effondrement n’est pas inéluctable mais possible, ce que toutes les études démontrent. L’enjeu n’est donc pas de courir se planquer dans un repli protégé, s’il en reste, de notre bonne vieille croute terrestre – erreur d’interprétation fréquente que font les détracteurs de la collapsologie et qui n’est finalement pas sans conséquences – mais de réagir à la hauteur de l’alerte, collectivement, positivement et radicalement. Le salut passe par moi et par les autres, mêlant introspection (ce que je veux changer moi) et extrospection (ce que nous changerons ensemble). Pour cela, encore faut-il regarder son semblable avec empathie et confiance, plutôt que de vouloir à tout prix lui faire rendre des points.

 

Il n’est pas neutre que les deux maux principaux qui préoccupent aujourd’hui l’OMS soient une pandémie issue de notre rapport collectif à la Terre et la dépression, qui nous touche dans notre plus grande intimité. Rien de déterminant ne peut se jouer sans une articulation qui fasse sens entre l’être et les êtres. Comme le dit fort bien Jean Viard, parions sur « l’individu comme valeur et le commun comme projet » (2). A cette condition affirme Rutger Bregman, « la malédiction de la civilisation peut être rompue », et notre organisation collective redevenir non l’encadrement plus ou moins éclairé d’une élite envers le plus grand nombre, mais une véritable aventure partagée.

 

Une telle approche touche tous les domaines de nos vies : pas de revenu de base, ou « dividende citoyen », sans cette confiance en moi et dans les autres ; pas de réforme profonde du sens et de l’organisation des entreprises, si largement revendiquée aujourd’hui, sans cette confiance en moi et dans les autres ; pas de micro-solidarités quotidiennes, si essentielles dans les périodes de crise, sans cette confiance en moi et dans les autres ; pas d’écosystèmes locaux vertueux, valorisant les ressources au plus près, sans cette confiance en moi et dans les autres ; pas de budgets participatifs, avec une part stratégique des investissements bâtis sur des projets citoyens, sans cette confiance en moi et dans les autres.

 

Là est la dimension systémique de la démonstration de Rutger Bregman : si la plupart des gens sont des gens biens, si la confiance peut être la valeur cardinale de nos sociétés, de nombreuses coopérations peuvent remplacer les encadrements multiples et compétitions à tiroir qui les organisent à présent. Et ce nouveau paradigme coopératif pourrait faciliter les transitons majeures, écologique, numérique, économique ou démocratique, qui ont tant de mal aujourd’hui à véritablement s’engager.

 

Selon une méthode qui avait déjà impressionné les lecteurs de son précédent ouvrage, Utopies réalistes (3), Rutger Bregman n’avance pas sans de solides références. Loin d’être une intuition vague, son propos touche à tous les domaines, de l’anthropologie à l’histoire en passant par l’économie, la sociologie, la philosophie ou la physique, et repose sur des études larges et étayées.

 

Relecture décapante des mythes de l’Ile de Pâques, récit des travaux menés durant de longues décennies sur les renards argentés, comportement des hommes en armes examiné à différentes époques, études de terrain du Disaster Research Center concernant des centaines de catastrophes depuis 1963, révision des conclusions de très célèbres expériences sociologiques (Stanford en 1971 dite « la caverne aux voleurs », électrochocs de Stanley Milgram en 1962), exploitation de  grandes enquêtes réalisées sur de larges cohortes et de longues années (World Values Survey), micro-exemples (la Fondation Buurtzorg aux Pays-Bas sur les métiers de santé, l’entreprise Favi et son principe de « délégation inverse » en France), conclusions anthropologiques les plus récentes sur les tournants de nos civilisations et les usages primitifs,  prisons en Norvège, villes en Amérique latine ou fonds permanent d’Alaska…, Rutger Bregman organise un voyage dans l’espace et le temps qui passionne et a surtout le mérite de déplacer le regard toujours selon la même focale : là où furent systématiquement mis en avant l’égoïsme, l’instinct de compétition et les aspects sombres de l’espèce humaine,  il nous fait au contraire toucher du doigt la bienveillance, l’esprit de coopération et, globalement, la positivité des êtres.

 

Ce sont les mêmes séquences, les mêmes lieux, les mêmes expériences humaines qui, analysées différemment, expriment des conclusions tout simplement inverses.

 

Parmi ces nombreuses relectures, l’une concerne les tests massifs réalisés autour du comportement comparé de jeunes enfants humains et orang-outans. Ses conclusions nous rappellent un aspect essentiel : parmi de nombreuses similitudes, ce qui différencie fondamentalement l’Homme est l’apprentissage social, soit sa capacité à apprendre des autres. Véritable « machine à créer du lien », l’homo-sapiens tient, depuis l’origine, une part essentielle de son devenir dans sa connexion à ses semblables, et son aptitude à coopérer pour progresser.

 

Dans son récent « Journal d’une crise » (4), Thierry Beaudet, le Président de la Mutualité française, parie sur cet esprit de coopération pour avancer le concept de soin mutuel, lequel existe pleinement lorsque chacun prend soin de chacun, lorsque la société prend soin de chacun et lorsque chacun prend soin de la société. C’est exactement ce type de pari solidaire que permet une vision positive de l’homme.

 

« Plus ouvert que jamais » affirmaient non sans humour les commerçants anglais à l’entrée de leurs magasins éventrés durant le Blitz. Loin d’être une pure spéculation philosophique, la démonstration de Rutger Bregman nous appelle à déplacer notre regard sur nous-mêmes, afin effectivement d’ouvrir de nouveaux possibles.

 

Thierry Germain

Publié le 12/10/2020

Thierry GERMAIN

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Tags : Divers Post

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