Qui n’a jamais rêvé d’appartenir au village d’Astérix ? Petits commerces de bouche à disposition, proximité immédiate de ses proches et fêtes (ou festins) de voisinage à n’en plus finir… Le génie des deux créateurs du célèbre petit aventurier à casque est d’avoir su mobiliser un archétype qui, aujourd’hui encore, et bien que la “fin du village” ait été actée depuis 2012 par le sociologue et philosophe Jean-Pierre Le Goff, demeure encore très présent dans l’imaginaire et la mémoire des Français. Hélas, le divorce entre le mythe et la réalité aura rarement été aussi flagrant que durant la période que nous traversons.
La crise du Coronavirus et ses multiples corollaires – confinement, distanciation physique, périmètre de circulation limité et, désormais, couvre-feu- jette une lumière crue sur les impasses des plans locaux d’urbanisme (PLU) et autres politiques de proximité imaginées pour freiner l’irrésistible dynamique d’étalement urbain et les différents maux économiques, sociaux ou environnementaux afférents.
Explosion du Drive faute de commerces de proximité en périphérie des centres des métropoles ou dans les petites villes, explosion de la solitude et des troubles psychiques des citadins… Si quelques privilégiés des centres-villes des métropoles et des villes intermédiaires ont pu redécouvrir durant le confinement un ersatz d’expérience de “quartier”, l’immense majorité des citadins s’est retrouvée plongée dans une atmosphère dystopique qui n’avait pas grand-chose à voir avec le cadre de vie empreint de solidarité, de camaraderie et d’échanges offert à nos irréductibles Gaulois.
La « ville du quart d’heure », nouvel idéal urbain
De quoi ramener sur le devant de la scène un concept déjà fortement valorisé durant la campagne des municipales, notamment par l’ex-candidate à la mairie de Paris Anne Hidalgo : celui de la “ville du quart d’heure”. Son principe est simple : selon les recherches de son créateur, Carlos Moreno, qui se définit lui-même comme un “spécialiste de la Human Smart City”, six fonctions sociales sont indispensables au bien-être urbain des habitants : se loger dignement ; travailler ; produire dignement ; s’approvisionner ; apprendre et, finalement, s’épanouir.
Toujours selon lui, “plus on approche d’un périmètre d’un quart d’heure ces six fonctions sociales, plus on incrémente le bien-être urbain des habitants”. Séduisante sur le papier, l’idée pose cependant un certain nombre de questions, à commencer par la plus évidente : comment faire en sorte que la ville du quart d’heure ne soit pas réservée qu’aux plus riches ? Comme le rappelle une étude de l’INSEE, citée par le journaliste Guillaume Erner, les Français passent en moyenne 83 minutes par jour à se déplacer, s’épanouir ou faire leurs courses… Hors trajet domicile-travail. Loin, très loin, donc, du quart d’heure rêvé par d’innombrables édiles…
Une utopie « hors sol » ?
Dans un article publié pour le Cahier des tendances 2020 de la Fondation Jean Jaurès, la journaliste et politologue Anne-Claire Ruel suggère d’ajouter au concept de lutte des classes un nouveau paramètre : le temps dont on dispose, ou non. Selon elle, “Une nouvelle fracture sociale a fait son apparition, celle du temps choisi et du temps subi.” Autre clivage, analysé celui-ci par David Goodhart dans son best-seller récemment traduit en France, Les Deux clans, celui de la mobilité. L’essayiste britannique y opère une distinction entre les « Somewehere » (« ceux de quelque part »), les « perdants » de la mondialisation, littéralement contraints au « sur-place » par manque de perspectives professionnelles en province ou soumis au rythme « métro-boulot-dodo » dans les métropoles, et les « Anywhere » (« ceux de nulle part »), citoyens « nomades » dont les diplômes garantissent une libre appropriation des zones urbaines les plus recherchées.
Pour la journaliste Alice Delaleu, la prise en compte de ces deux critères réduit le concept à un “vaste écran de fumée”, voire encourage à penser que son application dans les centres des métropoles ne fera qu’accroître les fractures déjà immenses entre leurs habitants. Tandis que David Belliard, chargé de la transformation de l’espace public et des mobilités à la mairie de Paris, annonçait récemment l’accélération de la “révolution piétonne” à Paris, Alice Delaleu dénonçait avec virulence le déni social dont relevait une telle décision politique : “La ville du quart d’heure est l’urbanisme de tous les paradoxes : d’où vient le chauffeur VTC qui ramène le citadin après son dîner à quelques dizaines de minutes de chez lui ? Que vit le livreur du soir qui risque sa vie sur son vélo pour que le burger vegan fabriqué dans une cuisine sans fenêtre un arrondissement plus loin arrive chaud au 6e étage ? Et comment a bien pu arriver le chou-fleur en relatif circuit court sur l’étale du marché d’Aligre ?”
Des coûts à prendre en compte
Plus modéré, mais tout aussi dubitatif, Bruno Fuchs, député de la sixième circonscription du Haut-Rhin, rappelle qu’on ne peut pas prétendre systématiser l’expérience pour chaque citadin, quelle que soit sa ville de résidence. “Prétendre le contraire relève au mieux d’un concept marketing très séduisant, au pire d’une véritable escroquerie”, commente-t-il. “Le concept est déjà une réalité dans quelques villes intermédiaires où, effectivement, tout est déjà potentiellement à un quart d’heure. Mais typiquement, dans les grandes métropoles, le coût que représenterait une telle démarche serait impossible à générer.” En témoigne notamment la violence des réactions suscitées par le désir exprimé récemment par l’adjointe d’Anne Hidalgo chargée de l’agriculture Audrey Pulvar d’assurer la gratuité des transports en commun en Île-de-France, qui s’inscrivait dans la même logique.
Repenser la carte du territoire
Au-delà du coût qu’impliquerait un tel changement des modes de mobilité urbains, l’urbaniste Sylvain Grisot rappelle que “la ville du quart d’heure” ne pourra jamais dépasser le stade de la douce utopie sans un changement profond et durable du modelage actuel du territoire français. A commencer par l’armature urbaine d’une grande partie de nos villes qui dessine, selon l’expression de l’essayiste Jean-Laurent Cassely, “une carte de la ville auto-dépendante” : “La question du maillage dans le périurbain est fondamentale et nécessite une transformation en profondeur”, explique Sylvain Grisot. L’étalement urbain est directement induit par le système de mobilité automobile, il a permis de ne pas se poser la question des valeurs foncières et des fragmentations sociales qui sont à l’œuvre de façon structurante depuis 50 ans.” Mais, comme il le rappelle avec optimisme, “justement, cela n’a que 50 ans”.
Miser sur l’existant
Pour freiner le phénomène et ses conséquences, l’urbaniste suggère d’exploiter les multiples potentialités du bâti existant : “Jusqu’à présent, explique-t-il, chaque aménagement a correspondu à un usage, on a fait une ville qui est finalement touchée par une forme d’obsolescence programmée, qui génère des friches, des délaissés…”
Comme Carlos Moreno, Sylvain Grisot appelle ainsi à considérer l’aspect “polymorphe” de sites urbains aussi variés que les écoles, les hôpitaux ou sites industriels. En clair, de leur inventer de nouveaux usages pour recréer des espaces de sociabilité et de commerce – ce fameux “esprit de quartier” – qui manque tant dans les zones les plus touchées par les effets de l’étalement urbain. Avec l’espérance de voir, enfin, se développer des villes polycentriques, loin, très loin, du modèle du petit village parisien qui “résiste encore et toujours à l’envahisseur”…
Elena SCAPPATICCI
Elena SCAPPATICCI
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