Dans La Femme qui tremble, une histoire de mes nerfs, récit autobiographique paru en 2010, l’écrivaine, essayiste et psychiatre américaine Siri Hustvedt tentait de cerner la généalogie psychique d’un phénomène apparu deux ans après le décès de son père : à chacune de ses interventions publiques, l’écrivaine voyait son corps secoué par d’irrépressibles tremblements. Un symptôme post-traumatique que l’auteure du best-seller Un Eté sans les hommes ne parviendra à surmonter qu’au terme d’une longue démarche de reconstruction, démarche nouée dans le dialogue avec ses proches, les soignants et de nombreux spécialistes en neuropsychiatrie, psychiatrie ou psychanalyse, puis dans la sublimation du deuil par l’écriture. En somme, Siri Hustvest nous offrait alors une splendide traduction littéraire de cette “capacité à réussir, à vivre, à se développer en dépit de l’adversité” formalisée sous le terme de “résilience” par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, spécialiste des troubles du syndrome post-traumatiques (TSPT).
Alors qu’en ce début d’année, la planète entière est confrontée à une crise sanitaire et économique qui fait trembler chacune des certitudes que nous avions forgées sur la réalité qui nous entourait, que des millions d’individus sont soumis à un large éventail de traumas – perte d’un proche, d’un emploi, faillite, désocialisation contrainte – le concept de “résilience” est sur toutes les lèvres. Mais loin de la démarche de reconstruction à long terme décrite par Siri Hustvedt, l’invitation à la “résilience” qui domine actuellement dans les discours politiques, la pensée économique et les politiques publiques – le Président de la République a fait le choix, dès mars 2020, de baptiser son plan de bataille contre la pandémie “Opération résilience” – semble davantage relever de la philosophie de “l’adaptation permanente” identifiée et formulée par la philosophe Barbara Stiegler comme “nouvel impératif politique” dans son dernier essai, Il Faut s’adapter.
La “résilience”, histoire d’un dévoiement idéologique
Au moment où des centaines de milliers de Français se voient contraints de “rebondir” et de faire preuve de “flexibilité” face à un contexte économique marqué au sceau de l’incertitude et de la paupérisation généralisée, cette analyse s’avère particulièrement percutante. Remontant jusqu’aux années 1930, la philosophe observe ainsi une individualisation progressive du concept qui aurait, selon elle, abouti à la création de nouvelles injonctions à la “réinvention” et à la “renaissance”, étroitement liées à l’usage social croissant de la psychologie positive, notamment dans le monde du travail.
Étoffant le diagnostic de Barbara Stiegler, la sociologue des affects Eva Illouz, auteure notamment de Happycratie, identifie deux menaces immanentes au “dévoiement idéologique” de la “résilience”. Tout d’abord, note-t-elle, ce nouvel idéal de la modernité néolibérale prive de légitimité les sentiments négatifs, pourtant inévitables et même nécessaires dans beaucoup de situations sociales : “L’injustice, par exemple, provoque une panoplie de sentiments négatifs : l’envie, la colère, le ressentiment, la haine, la dépression, le désespoir.” Ainsi, note-t-elle, “la notion de résilience déplace la responsabilité de la violence vers les victimes elles-mêmes, qui sont appelées à surmonter les difficultés et à en tirer des leçons.” Autre danger, et non des moindres, “l’incapacité à élaborer une pensée collective”, qui prive le corps démocratique de sa puissance de contestation.
Face à de tels constats, il serait tentant de condamner définitivement le concept, mais choisissons, plutôt, de lui redonner sa dimension sociale originelle.
Réconcilier mémoire collective et mémoire individuelle
Rappelons que, telle que théorisée par Boris Cyrulnik ou racontée par Siri Hustvedt, notre capacité à nous remettre d’un trauma dépend en très grande partie de la richesse de nos interactions sociales. Cette intuition a largement été confirmée par les progrès réalisés dans le champ des neurosciences. Comme l’explique au Figaro Francis Eustache, neuropsychologue à la tête du programme d’imagerie cérébrale “Remember” sur les troubles du syndrome post-traumatiques des victimes des attentats de Paris, si la résilience est avant tout un travail sur soi, elle ne peut se réaliser complètement sans la rencontre entre une mémoire individuelle et une mémoire collective : “Cette dernière offre une sorte de cadre, de tuteur, qui permet à un individu de se réconcilier avec sa biographie », explique-t-il. “Or, pour être apaisée, une mémoire collective a besoin d’éléments emblématiques qui vont porter la crise pour englober les différentes perceptions personnelles.”
Une fois le remède identifié, reste désormais à parvenir à imaginer ce “récit englobant”, condition sine qua non de la sortie du trauma collectif sans fin dans lequel nous sommes aujourd’hui englués. Comme le résume magnifiquement Barbara Stiegler, “la vie est une polyphonie de rythmes. Tout l’enjeu de la politique est de les accorder entre eux par l’intelligence collective.” La philosophe se veut optimiste : elle voit notamment dans l’apparition de nouvelles formes de communautés massives et pérennes, soudées autour de problématiques fortes, la possibilité d’une guérison “par le bas” du corps social : “les individus sont de plus en plus passionnés par les questions politiques et ont de plus en plus envie de se mobiliser. Aujourd’hui plus que jamais, les individus n’ont plus nécessairement l’envie de s’adapter…” Ni de “rebondir“. Vivre avec le droit de trembler, ensemble, un objectif pour 2021 ?
Elena SCAPPATICCI