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Signaux forts N°9

"26 millions de feignasses ?"

🗣️ Tout le monde en parle
Travailler mieux pour vivre mieux, le slogan de la décennie 2020?🎙️ La micro-interview
Demain, tous en télétravail ou en reconversion fromagerie? Nos experts invités dépassent les idées reçues et éclairent l’évolution de notre rapport au travail.📙 Le book club des idées
Romans de consultants, critique du management, retour de Caméra Café : sélection d’œuvres qui questionnent notre rapport au travail. 💡 La petite curation
Avec Janco au ski, immobilier grand parisien: notre sélection maison. 
Bonnes lectures!
 

Signaux forts 9 « 26 millions de feignasses ? »


26 millions de feignasses ?

Tout le monde en parle

Quand le travail remonte à la surface

Une réforme des retraites n’arrive jamais au bon moment, pour paraphraser un ancien président lui-même en retraite active, mais en ce début d’année le projet du gouvernement de repousser l’âge minimum légal de départ à 64 ans réussit la prouesse de faire descendre une partie de la France (y compris des petites villes) dans la rue… tout en passant à côté de LA question du moment, celle du sens du travail

D’abord survenue sous forme de virus, l’épidémie de Covid s’est muée en machine à trier les travailleurs (emplois essentiels et de seconde ligne, télétravailleurs confinés), puis en immense vague d’introspection sur la qualité, les conditions et la finalité du travail. La société française est devenue un groupe de parole composé de 26 millions de salariés, qui tous s’épanchent sur leur rapport au travail.
 

26 millions de feignasses ? 

Indice que nous sommes face à un débat de société, une mini-controverse a émergé fin 2022 qui divise experts et intellectuels autour du recul supposé de la valeur travail chez les Français. D’un côté, les tenants de la thèse d’une grande flemme considèrent, à l’image du sociologue Jean-Pierre Le Goff, que le temps libre devient «le pôle central de l’existence», «au détriment du travail réduit à une activité contraignante voire insupportable, liée à la seule nécessité de gagner sa vie». D’autres font remarquer qu’une écrasante majorité de Français continuent de considérer le travail comme important, et que la démotivation, bien palpable, est plutôt de l’ordre du rééquilibrage entre les dimensions de la vie.

La société française est devenue un groupe de parole de 26 millions de salariés, qui tous s’épanchent sur leur rapport au travail.

Plus profondément, c’est l’idéal même de réussite carriériste qui s’estompe du paysage, et pas seulement parmi les jeunes déserteurs néoruraux : la question du sens au travail préoccupe de nos jours les cadres comme ceux qui exercent des métiers pénibles, les profs ou encore les jeunes recrues des banques d’affaires. Notre première édition de l’année 2023 est donc logiquement consacrée aux nouveaux contours du travail et aux débats qui accompagnent cette reconfiguration.
 


© instagram.com/saucegribiche 

La micro-interview

Deux regards sur notre nouveau rapport au boulot

Directrice de l’Observatoire de The Boson project, Rose Ollivier décrypte le monde du travail et de l’entreprise. Consultant, Denis Maillard est spécialiste des relations sociales et cofondateur du cabinet Temps Commun. Les deux experts partagent leur vision du rapport au travail pour les mois à venir. 
 

Rose Ollivier: Le télétravail a prouvé qu’on pouvait passer d’une logique de flicage sur site à une posture de confiance a priori de la part des managers. Cependant la recherche montre que si quelques jours de télétravail par semaine améliorent la productivité, trop de télétravail la fait chuter. Surtout, les tensions sur le marché de l’emploi de certains secteurs poussent à la surenchère dans les accords de télétravail (Ils proposent 2 jours par semaine? On en offrira 3!) si bien que la possibilité de travailler à distance est devenu un réel acquis, sans permettre d’engager durablement les collaborateurs.

«Les gens partent avant tout pour fuir le mauvais management».

Les dirigeants continuent de penser que la majorité des salariés les quittent pour une reconversion professionnelle. Or si ces cas existent, ils occultent le cœur du sujet : la plupart des départs sont liés au mauvais management et à une organisation du travail peu satisfaisante. Par ailleurs, ce n’est pas parce qu’un métier n’est pas télétravaillable qu’on ne peut pas aménager ses conditions. Certaines entreprises ont ouvert des chantiers en ce sens, comme Apple pour ses vendeurs en magasin, ou Babilou pour ses éducateurs et auxiliaires de crèche, afin que ces collaborateurs bénéficient eux aussi de la possibilité de mieux répartir leur temps de travail posté.

 

Denis Maillard: Toute une classe de travailleurs souhaite désormais vivre son travail sous l’angle d’une expérience fluide. Le sentiment domine que chacun se donne ses propres règles et que l’on peut en quelque sorte consommer son travail. Or on ne gère pas une organisation en disant aux gens: C’est super, vous n’avez pas besoin d’être présent! Les entreprises qui comprennent cela ne vont pas négocier à l’avenir uniquement sur le télétravail, mais sur l’organisation et les conditions du travail. 

«N’oublions pas les travailleurs du back office de la société de services».

N’oublions pas le sort de ceux que j’appelle les travailleurs du back office. Manutention et logistique, vente et service, maintenance, monde du care et de l’espace domestique. Indispensables au bon fonctionnement d’une société orientée client, ces métiers sont socialement relégués. C’est un monde du travail posté, pénible, d’où les tensions actuelles sur le recrutement. Il faudra au minimum bouger sur les salaires, sans quoi plus personne ne viendra bosser en première ligne!
 

Dernières publications
Rose Ollivier: une étude sur la manière dont les dirigeants répondent aux nouvelles aspirations des collaborateurs. Denis Maillard: une note sur la pénibilité et une analyse du mouvement contre la réforme des retraites.

 

Le book club du travail 

Fiction littéraire
Romans de consultants et littérature uberisée

Le conseil, le plus court chemin vers l’édition ? Dans ce qu’on pourrait baptiser les romans de consultants, les auteurs nous plongent dans le quotidien de l’audit, de la stratégie et de l’analyse financière. Ils écrivent avec des termes comme reporting, mindset, hub ou consumer. S’inscrivent dans cette tendance La poésie des marchés d’Anne-Laure Delaye, elle-même analyste de profession, ou le dernier Éric Faye. Dans le récent Il suffit de traverser la rue, le romancier met en scène un journaliste résigné aux prises avec un plan de départs imposé par le groupe de médias qui l’emploie. Aux côtés de cette anthropologie de bureau, un autre sous-genre éditorial, la littérature de l’ubérisation, décortique les conditions de travail du back office (lire notre micro-interview): friteuse, comptoir, drive, équipiers, écran tactile en caisse, le remarqué En Salle de Claire Baglin a pour cadre le quotidien des nouvelles chaînes servicielles, en l’occurrence une enseigne de fast-food. Mathieu Lauverjat s’aventure dans des univers voisins, celui des livreurs à vélo et des inspecteurs mandatés pour mesurer la qualité des services des grandes enseignes dans son Client mystère, critique du management sous algorithmes

Essais & Documents
Un autre capitalisme est possible

Dans Redonner du sens au travail, les deux économistes Thomas Coutrot et Coralie Perez rompent avec le long désintérêt de leur discipline pour cette thématique du sens pourtant incontournable partout ailleurs! Quelques statistiques éclairantes: les employés de banque et d’assurance sont ceux qui croient le moins en l’utilité de leur job, les coiffeuses et esthéticiennes ont vu à l’inverse leur sentiment d’utilité croître avec le Covid… Les auteurs isolent la notion de remords écologique pour désigner les tâches les plus polluantes et la souffrance qu’en éprouvent les travailleurs qui effectuent ce sale boulot. Dans Le Management totalitaire, la journaliste Violaine des Courières mène l’enquête sur le monde du travail en interrogeant les grands patrons. Où l’on découvre que le membre de conseil d’administration du CAC40 se vit comme un vulgaire N-1, soumis comme tous les collaborateurs aux diktats court-termistes des fonds d’investissement. Ces capitaines d’industrie ne retiennent pas leurs coups contre le capitalisme anglo-saxon et financiarisé, à l’image du PDG en retraite de Schneider Electric, qui qualifie les actionnaires de spéculateurs… et de terroristes! L’économiste britannique Daniel Susskind nous met de son côté en garde, dans Un Monde sans travail, contre le remplacement des travailleurs par les intelligences artificielles. (Trop) souvent entonné par le passé, le refrain peine à convaincre: même si certains nous ont confié avoir sous-traité leurs recos à ChatGPT, l’outil conversationnel ne se rend toujours pas en présentation client.
 

Audiovisuel
Le Futur at work selon Caméra Café

Blagues lourdingues, cravate sur chemisette, oeuf mayo à la cantoche, Xantia de fonction: pour célébrer les 20 ans de Caméra Café, M6 a replongé ses deux antihéros d’entreprise, incarnés par Yvan Le Bolloc’h et Bruno Solo, dans l’univers d’une PME provinciale. L’occasion de revisiter, en deux épisodes de 42 minutes, deux décennies d’évolution de la vie de bureau: digitalisation des échanges, jargon d’école de commerce, management souvent déshumanisé, tournant écolo de la com’ d’entreprise, etc. Un nouvel univers professionnel se dévoile au fil de saynètes potaches mais bienveillantes. La série aborde également des sujets graves, comme l’onde de choc #Balancetonporc dans les organisations, ou la situation des seniors en entreprise, à l’image du sympathique commercial JC qui, approchant la soixantaine, se retrouve poussé dehors, par un écho involontaire aux débats actuels sur l’âge de départ à la retraite.
 

La petite curation

⛷️ Quand Janco invitait des journalistes au ski
La revue des médias revient dans un article sur un épisode méconnu mais éclairant de l’ascension de Jean-Marc Jancovici. Lors de séminaires dans une station de ski de Haute-Savoie, l’ingénieur a invité et formé, de manière bénévole, des membres incontournables du PAF sur le climat –qui, reconnaissons-le, partaient souvent de loin! David Pujadas, Christine Kelly ou Fabrice Drouelle ont participé à ces petites colonies de vacances qui se sont déroulées entre 2006 et 2019. Auteur du bestseller de l’année 2022 avec sa BD Le Monde sans fin, «Janco» se démarquait déjà par sa culture scientifique, son aisance rhétorique et… un côté parfois cassant avec ses interlocuteurs! Citation d’un des participants: «Il est intelligent à la manière d’un polytechnicien». Comprendre avec une certaine volonté d’avoir raison.

🇫🇷 Du Paris d’Amélie au Paris d’Emily
Le Parisien révèle que la capitale française devient la première destination au monde pour l’immobilier de luxe. Retour des expats de Londres, acheteurs étrangers boostés par l’effet Emily in Paris, déplacement du marché vers les quartiers bobo de l’est, plus que jamais se payer une vue sur la Seine ou le Canal se paie au prix fort, alors même que les prix pour les biens classiques ont tendance à baisser. 

📍 Habiter (le Grand) Paris
Conséquence: la capitale perd des habitants et, par effet de dominos, la proche banlieue est à son tour touchée par le phénomène de gentrification et les départs des familles. Dans ce contexte, l’Institut Paris Région se demande comment loger les travailleurs essentiels, et se penche sur l’impact territorial du télétravail (encore lui) en Île de France. Selon l’architecte Paul Chematov, auteur d’une tribune sur le site AOC, la question urbaine devient la question politique centrale de l’époque. Dans la foulée paraissait le vingt-troisième rapport annuel de la Fondation Abbé-Pierre sur le mal-logement. Où l’on apprend que le taux d’effort pour se loger augmente y compris à Tarbes… ou à Aubervilliers.
 

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