Le 17 novembre dernier, l’agence Bona fidé organisait à La Gaité Lyrique la première Journée Officielle de Lutte contre le Prêt-à-Penser. La gestion de l’aléa dans la prise de décision était au coeur de l’une des 8 tables rondes de l’événement.
Les échanges étaient animés par le philosophe Thibaut de Saint-Maurice, assisté de Léa Roussarie, directrice associée en charge du pôle Affaires publiques chez Bona fidé. Cet article vous propose une synthèse de cette réflexion commune.
Les participants :
- Juliette Aquilina, directrice du développement et de la communication de l’Institut Montaigne
- Marie-Aimée Gaultier, senior manager global external communications de Danone
- Bernard Emsellem, président du Forum Vie Mobiles, ancien président de TBWA Corportate, et ancien directeur général délégué de la SNCF
- Sébastien Soriano, directeur général de l’Institut national de l’Information Géographique et Forestière (IGN)
Quels constats communs ?
Le concept de crise permanente est-il aussi inédit qu’il n’y parait ? Entre la crise épidémique qui a paralysé nos sociétés modernes, l’émergence d’une forte éco-anxiété qui touche majoritairement les plus jeunes, ou encore l’impact direct de la guerre en Ukraine sur notre quotidien, tout laisse à penser que la crise est partout, et la légèreté nulle part.
Cependant, ces aléas qui semblent désormais dicter nos vies sont-ils réellement si nouveaux ? La génération de nos enfants est-elle nécessairement moins chanceuse que la nôtre ? Assiste-t-on à une crise plus large, celle de notre démocratie ?
C’est possible. Cependant, n’écartons pas que, s’il y a une recrudescence indéniable de certains aléas, notre société actuelle a tendance à rendre visible ce qui ne l’était pas auparavant. Et cela s’explique notamment par son horizontalité : désormais, chaque voix est égale, et chaque voix est entendue. En bref, tout se dit, tout se sait, sans filtre.
Pour autant, plutôt que de tomber dans un pessimisme un peu convenu – et souvent de bon ton quand on est Français (la dernière étude de l’Insee sur le sujet vient d’ailleurs confirmer ce moral en berne) – on peut aussi se dire que l’Histoire a toujours progressé avec des crises.
D’ailleurs, notre société ne bénéficie-t-elle pas, en ce moment même, et alors qu’elle est censée traverser une crise/des crises sans précédent, d’une réouverture de certains paradigmes, que l’on pensait pourtant solidement ancrés ? C’est le cas, par exemple, de la remise en cause du patriarcat.
Le sujet n’est donc pas de savoir si l’incertitude est aujourd’hui au pouvoir. Elle l’a finalement toujours été : c’est d’ailleurs une condition même de notre existence ; l’incertitude pouvant d’ailleurs parfois être liée aussi à un manque de connaissance ou à de l’ignorance. Dès lors, dire qu’aujourd’hui tout est complexe, c’est déjà tomber dans une forme de « prêt-à-penser ».
Le sujet est plutôt de savoir comment la traiter. Et en la matière, les décideurs politiques ont tendance :
- d’une part, à recourir uniquement à l’émotion pour répondre à l’aléa, plutôt que de se rattacher aux fondamentaux et à la rationalité ;
- et d’autre part, à opter pour le « court-termisme », sans plus jamais réussir à se poser pour penser le temps long.
Et ce manque de recul freinerait directement la créativité qui pourrait pourtant naitre de nos incertitudes.
Quelle(s) vision(s) pour l’avenir ?
Soyons lucides : en continuant comme ça, l’avenir pourrait ne pas être très radieux ! Il faut donc se préparer ; et ce d’autant plus que tout laisse à penser que les aléas ne vont pas disparaitre de sitôt. Mais, honnêtement, qui voudrait vivre dans un monde où tout est certain ?
L’inquiétude principale réside néanmoins dans la personnalisation à outrance de notre société qui fragilise directement l’individu.
Aussi, la réponse à tous ces aléas – peut-être pas si nouveaux, mais en tout cas bien plus visibles – ne serait-elle pas finalement d’inciter au grand rassemblement ? Face à l’incertitude permanente, on aurait ainsi tout intérêt à renforcer les communautés. Et quand on parle ici de « communauté », il faut distinguer ce terme de celui de « collectif », qui est aujourd’hui largement fragilisé et désincarné.
Des communautés, oui, mais jusqu’où, et sous quel(s) format(s) ?
En 2037, le temps sera peut-être celui du retour des tribus qui ont l’avantage d’avoir un cadre plus souple, et qui permettraient de transformer les aléas en véritables catalyseurs d’opportunités.
Et dans ce nouveau monde bâti sur des tribus, l’entreprise – notamment privée – pourrait retrouver ses lettres de noblesse en (re)devenant un interlocuteur de confiance pour les citoyens. En effet, les entreprises pourraient même devenir plus crédibles dans l’action que nos institutions publiques, notamment en faisant montre d’exemplarité via un discours de la preuve.
C’est en faisant que la crédibilité se construit.
Quelle feuille de route ?
Une fois que l’on a dit ça, reste à trouver les chemins pour arriver à cette société des tribus, dépassant l’individualisme et retissant le lien de confiance entre chacun. D’ores et déjà, plusieurs idées se dégagent.
D’abord, et à la base de cette feuille de route, vient la nécessité de réenchanter l’intérêt général, prérequis indispensable pour affronter les aléas et cadrer l’exercice d’un pouvoir qui pourrait parfois l’oublier.
Ensuite, le retour de la coaction parait fondamental. Si les décideurs politiques vantent régulièrement leur manière de faire de la codécision, il est rare de les trouver dans la coaction, et notamment à des échelles différentes (notamment au niveau des territoires). Aussi, il est désormais l’heure de recréer du lien entre le terrain et le haut, pour éviter la grande déconnexion. Comment ? En construisant de nouvelles alliances et en arrêtant de croire que l’État peut tout. Non, l’État peut aussi « lâcher du lest », à condition qu’il ait des alliés solides avec qui coconstruire : les citoyens, bien sûr, mais aussi les entreprises qui ont un rôle à jouer face à l’incertitude.
Il faut cependant leur donner les moyens d’agir. Car nous vivons dans un paradoxe qui risque de se creuser. Si nous n’avons jamais eu autant de citoyens/entreprises impliqués sur des grandes causes, nous n’avons jamais eu – dans le même temps – un tel sentiment d’impuissance. En clair, la lutte servirait-elle à rien ? L’heure est donc désormais à la démonstration de ce qui marche. Un exemple concret : pourquoi ne pas se pencher sur une méthode fiable permettant le passage à l’échelle de bonnes initiatives locales ?
Enfin, et indéniablement, ces aléas doivent être mieux anticipés, mieux abordés. C’est tout l’enjeu de la transmission sur lequel notre société doit davantage travailler. Il faut donner les clés pour gérer l’aléa car l’exception est désormais devenue la règle. Et cette transmission va finalement de pair avec le souci de revenir à un temps plus long, notamment dans la prise de décision politique ; en privilégiant ainsi la rationalisation des décisions à la réaction émotive tous azimuts… Car l’émotivité est parfois salutaire, il faut aussi savoir prendre du recul pour penser notre avenir sereinement.
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